
L’EXTINCTION AUJOURD’HUI ?
Les espèces naissent, se développent et s'éteignent. C’est un processus normal , l’extinction d'espèces vivantes est une conséquence inéluctable de l’évolution.
Mais alors que la Terre a déjà connu cinq grandes extinctions, qui ont résulté de processus naturels, on constate actuellement un phénomène inédit : un nombre important espèces disparaît en raison de l'activité d'une seule espèce : l'Homo sapiens. L'ampleur et la vitesse de la perte de biodiversité sont sans précédent : depuis 20 ans, près de 400 espèces ont disparu. On considère aujourd'hui que toutes les espèces sont menacées, dont l'Homo sapiens…
Quatre chercheurs nous apportent leur éclairage sur ce phénomène et les connaissances que nous en avons aujourd'hui.
« Il faut protéger les écosystèmes en tant que tels, car sans eux, il n’y a pas d’espèces. »
Philippe Jarne, directeur de recherche CNRS au centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier - Chercheur en sciences de la biodiversité, écologiste et évolutionniste.
« Nous vivons une phase très rapide d’extinctions, inédite dans l’histoire de la planète. Les grenouilles et les crapauds (batraciens) sont par exemple très touchés avec des densités de populations qui ont beaucoup diminué. Cette baisse de densité constitue les prémices d’une extinction. On dit de ces espèces « Elles sont encore là », sans se rendre compte qu’elles sont déjà en bien moindres quantités. On cite pour se rassurer quelques espèces qui prolifèrent localement et s’éteignent ailleurs, comme les pigeons ou les moineaux. Mais une prolifération est bien plus visible qu’une disparition lente. On imagine ainsi les loups submerger la France alors que ce qui menace de submerger chez nous, ce sont les animaux domestiques. Qui y pense ? Chiens, chats, bétail : ce sont nos commensaux les plus directs qui menacent le plus la biodiversité. Par exemple, les (environ) 25 millions de chats et chiens en France mettent en danger les petits reptiles, les rongeurs, les oiseaux. Et la France compte 500 loups en tout, dont les attaques spectaculaires, et douloureuses pour les éleveurs, ne sont rien en comparaison de ce que provoquent nos animaux domestiques. Il faut nourrir les dizaines de millions de poulets ou porcs, et l’on cultive donc des plantes gourmandes en eau et en surface comme le maïs. Les élevages produisent des tonnes de déchets qui alimentent tout le système en pollutions diverses. Il faudrait donc penser à réduire le nombre des animaux domestiques.
Il ne faut pas oublier la biodiversité ordinaire, autour de nous. Les mésanges, les escargots ou les papillons souffrent du changement climatique qui génère des mouvements de biodiversité très importants. Nous observons également l’arrivée d’espèces exotiques liées aux activités humaines. Un phénomène évolutif naturel, mais aujourd’hui démultiplié par nos déplacements, notamment via le commerce libre entre l’Europe, les Etats-Unis et l’Amérique du Sud. On déplace des centaines de tonnes de cultures et bien d’autre choses avec, organismes et produits chimiques. Certaines espèces, animales ou végétales, flambent et entrent en compétition avec les espèces locales. C’est une atteinte à la biodiversité.
« Le gastéropode aquatique Physa acuta est un bon exemple d’une espèce envahissante, initialement nord-américaine, aujourd’hui cosmopolite. Dans les milieux d’eau douce de Guadeloupe, elle est entrée en compétition avec une espèce locale et proche parente, affectant négativement la démographie de cette dernière. »
Autre atteinte dont il faut renverser le processus : le morcellement des terres, sous forme très diverses, principalement pour une utilisation agricole. Pour schématiser : on coupe de la forêt tropicale pour planter du soja et nourrir des porcs qui finissent dans nos assiettes. Autre phénomène, dans le sud de la France notamment, l’urbanisation de l’espace sauvage. Les autorités commencent à ré-installer un peu de verdure mais ce n’est pas assez. On a bétonné et éloigné toute forme de biodiversité. Dans le monde, on assiste à la disparition massive de zones humides de forêt tropicale. En Indonésie, on doit être aujourd’hui à 5% de la forêt initiale. Sous les Tropiques, le nombre d’espèces par unité de surface est bien plus importante qu’en Europe, c’est frappant, hors on tape massivement dans ces réservoirs de biodiversité. L’atteinte est très sérieuse.
La conservation est à entendre au sens large. Il ne s’agit pas seulement de « garder ». Il faut retrouver des dynamiques moins dégradées. Les zones de protections fortes, les réserves et parcs nationaux permettent de maintenir des zones de naturalité. Le discours qui prévaut est d’y laisser une place à l’homme, sous certaines conditions. Il est important qu’existe un espace refuge pour les espèces. Le meilleur exemple est celui des réserves marines où la biodiversité se reconstitue vite. Celle de Banyuls est devenue un îlot de biodiversité. C’est fondamental tant les atteintes au milieu marin sont encore plus effrayantes que sur terre. Il faut aussi des zones de moindre protection mais où l’on prend conscience de la situation et l’on fait certains choix comme l’arrêt de l’utilisation des pesticides. Ces zones existent et se développent, mais les intérêts financiers colossaux restent un frein. Tout aussi importants sont enfin les lieux non sanctuarisés où préserver une nature ordinaire, avec des programmes d’éducation à l’environnement, ce qu’ont initié certains muséums, associations d’éducation à l’environnement et collectivités territoriales.
Surtout, et ce n’est plus le scientifique mais le citoyen qui parle, il faut changer notre mode de vie. La conservation progresse mais il n’y aura pas de solution miracle, même technologique. Il faut que des espèces emblématiques soient protégées, mais ne nous focalisons pas seulement sur elles mais aussi et surtout sur les milieux. Il faut protéger les écosystèmes en tant que tels, car sans eux, il n’y a pas d’espèces. »
« Les civilisations disparaissent elles aussi, comme les espèces »
Pascal Tassy, Paléontologue. Professeur émérite du Muséum national d'Histoire naturelle.
« La capacité à s’adapter aux changements est une propriété permanente de tous les êtres vivants, mais comme les changements sont multiples et de magnitudes différentes, des espèces se révèlent plus résistantes que d’autres. A posteriori seulement, car rien n’est jamais prévu au départ. Des animaux qui ont évolué de manière à devenir très spécialisés, dans des niches, seront les premiers à disparaître. Ils perdent la possibilité de changer pour s’adapter. Par exemple, chez les dinosaures du crétacé, seules les formes adaptées au vol, c’est-à-dire les oiseaux, ont survécu. Elles étaient pourvues d’un métabolisme à sang chaud, une constitution très dynamique. Mais nous le savons a posteriori, car d’autres espèces qui avaient des qualités comparables, comme les ptérosauriens (les reptiles volants), ont aussi disparu. On ne peut donc que lister une série de facultés qui sont des atouts pour survivre. La paléontologie étudie les structures anatomiques d’animaux très divers sur de longues périodes de temps, ce qui permet de déduire a posteriori des phases évolutives, des adaptations, des gros ou des petits changements.
Bien que les données soient aléatoires en raison de la fossilisation on arrive à voir les réussites et les échecs en matière de survie. Nous savons, par exemple, que les espèces les plus riches en individus subsistent plus facilement. Le fait d’être plus nombreux exprime la capacité de sélection d’individus les plus adéquats dans un nouvel environnement. Ils se reproduiront et supplanteront les autres. C’est pour cela qu’aujourd’hui, à propos d’érosion de la biodiversité, on insiste plus sur le nombre d’individus par espèce que sur le nombre des espèces elles-mêmes. Qui dit nombre dit variations génétiques potentielles en cas de changement. C’est l’une des clés de la persistance des espèces en cas de difficultés. Un autre critère de survie est le degré de spécialisation des espèces. Les espèces de la fin de l’ère quaternaire, à la fin des glaciations, mammouth, boeuf musqué, rhinocéros laineux et renne, étaient adaptées au grand froid sec. Les mammouths ont disparu quand l’herbe de la steppe dont ils se nourrissaient a disparu pour faire place à la toundra et la taïga. Ils n’ont pas eu le temps de s’habituer à un tel changement environnemental. Le boeuf musqué, moins spécialisés, s’est raréfiés mais a survécu. Le renne, moins exigeant en matière de nourriture existe toujours en grand nombre.
Un processus d’extinction qui dure 150 000 ans, comme c’est souvent le cas sur la Terre, est peu perceptible à l’échelle d’une génération car très lent. Beaucoup plus rapide à l’échelle géologique, le réchauffement du climat à la fin de l’ère glaciaire jusqu’à la réalisation des zones climatiques actuelle, a duré 15 000 ans. Les changements que l’on connaît aujourd’hui sont, eux, fulgurants. On discute de la part humaine de ce réchauffement mais, en termes de rapidité, les mesures sur un siècle donnent le vertige. Ce bouleversement climatique va générer chez les espèces de très nombreuses transformations. Des oiseaux et des insectes de milieux subtropicaux viennent vivre dans les actuelles zones tempérées : les zones d’habitat se modifiant cela touchera nos modes de vie et les animaux que l’on a l’habitude de voir. Il ne s’agit pas d’une catastrophe pour la planète mais pour notre mode de vie actuel. Les conséquences sont difficiles à imaginer aujourd’hui. Les grands animaux tellement contrôlés par leur milieu naturel et leur place dans la chaîne alimentaire auront du mal à jouer le jeu de la sélection naturelle. Je ne vois cependant pas l’espèce Homo sapiens disparaître à court terme. Le problème de notre espèce, c’est notre modèle de vie occidental. D’autres humains sur la Terre ne pensent même pas prendre l’avion une fois dans leur vie, mais tous dépendent de l’impact du mode de vie occidental. Les Masaïs du Kenya, par exemple, vivaient traditionnellement de l’élevage et ne consommaient que le sang et le lait de leurs animaux. Cette habitude correspondait à un mode de vie caractérisé par la marche quotidienne, le déplacement. Lorsque certains groupes ont commencé à mener une vie urbaine tout en gardant cette alimentation, ils ont connu une hécatombe.
La lignée humaine, au sens le plus large, a 7 millions d’années. Nous sommes des êtres assez faibles biologiquement parlant, cependant nous avons su nous équiper et concevoir une technologie de plus en plus efficace. Il faut réaliser qu’entre le néolithique, avec les premiers élevages, et aujourd’hui, il y a seulement 10 000 ans. C’est très peu, un claquement de doigt de temps géologique. Les hommes se trouvent aujourd’hui face à une accélération qu’ils ne comprennent pas et qu’ils maîtrisent encore moins. Les civilisations disparaissent elles aussi, comme les espèces. Or la nôtre repose sur le fait de puiser de l’énergie fossile, ce qui n’est plus tenable. Des solutions techniques existent pour sortir de cette logique mais, à l’échelle du temps de la génération humaine, on ne peut pas changer de mode de vie sans conséquences immédiates : la fin de l’usage du pétrole c’est aussi des perspectives de reconversion industrielle considérable, avec du chômage à la clé, un frein à la croissance telle qu’on la conçoit aujourd’hui… alors on continue, tant que ça peut. »
« Nos réponses ne seront pas que biologiques mais technologiques »
Bruno Maureille, Paléoanthropologue, Directeur de recherches au CNRS, UMR 5199 Université de Bordeaux.
La question de l’extinction de la lignée humaine sur Terre n’est envisageable qu’en considérant que ce sont nos comportements et la façon dont nous impactons la Terre qui amèneront à la disparition du primate que nous sommes. Une petite partie des habitants de la planète vit au-dessus des moyens que peut fournir la nature et consomme beaucoup trop de ressources premières. Or notre passé peut nous éclairer sur notre futur. Ainsi, nous savons que durant la préhistoire, des lignées d’Hommes anatomiquement modernes ont disparu, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas contribué à la diversité génétique humaine actuelle. En effet, nous pouvons étudier la variabilité génétique des populations actuelles et reconstituer leur histoire évolutive. Celle dont nous descendons est vieille d’à peine 30 000 ans. De plus, il y a 70 000 ans, il y avait au moins trois, peut-être quatre paléo-espèces humaines différentes contemporaines(Sapiens, Neandertal, Luzonensis découvert en milieu insulaire du sud-est asiatique ainsi que l’Homme de Flores). En Eurasie continentale, on ignore pourquoi, il y a 45 à 40 000 ans, les Néandertaliens et les Denisoviens disparaissent. Mais ils n’ont pas été les seuls. Nous ne connaissons toujours pas la population qui a peint la grotte aurignacienne de Chauvet. Et au vu de l’analyse de la variabilité génétique des humains d’aujourd’hui, on ne voit pas qui pourrait correspondre à leurs descendants les plus récents. Donc la question de l’extinction d’Homo Sapiens ne se pose pas, car des lignées génétiques d’Homo Sapiens ont déjà disparu. Une partie de la variabilité génétique passée de notre espèce n’existe plus…
Au sein des primates, nous sommes des grands singes, parmi lesquels on comptait une immense diversité d’espèces il y a 3,5 millions d’années. Aujourd’hui, il n’y a plus que les humains, les gorilles, les chimpanzés, les orangs outangs et les gibbons. La différence majeure entre nous et les grands singes est que, dans le passé, certains de nos ancêtres ont trouvé des réponses culturelles et comportementales nous permettant de nous adapter à tous les environnements. Pas forcément pour y vivre, mais pour faire avec les contraintes imposées par la nature. Actuellement, les Humains réagissent avec une dynamique extraordinaire, non seulement à toutes les contraintes de l’environnement naturel, mais aussi à celles qu’ils se sont eux-mêmes créés. De par la domestication des animaux, nous avons par exemple été en contact avec certains virus qui ont provoqué des pathologies mais nous avons appris à les soigner. Nous sommes les seuls êtres vivants sur Terre à avoir ce type d’interaction avec la nature.
On peut donc considérer que l’homme actuel n’est pas du tout en risque d’extinction. Il est probable que nous trouverons des réponses culturelles aux nouvelles contraintes que nos cultures créent. Une adaptabilité nouvelle émerge. Nos réponses ne seront pas que biologiques mais technologiques. Il y a 30 ans on ne parlait pas encore d’Homme augmenté. Actuellement on peut penser qu’on saura trouver des réponses techniques à des problèmes divers (pathologiques mais pas que) qui permettront à des individus qui n’auraient pas survécu il y a 30 ans d’exister, de créer. Nous avons franchit un cap technologique extraordinaire avec la démocratisation de l’informatique, notre capacité à traiter et calculer des données presque inimaginables en très peu de temps. Aujourd’hui on travaille très facilement sur la variabilité du génome humain, la thérapie génique s’annonce. Notre capacité à modifier ce que nous sommes pas le jeu du hasard, par la nature, va s’accompagner de changements que l’on ne sait pas encore percevoir…avec tous les bons et mauvais côtés.
Nous avons donc presque les moyens technologiques de ne pas nous éteindre et de transformer très profondément notre propre nature. Les Homo sapiens vont peut-être devenir une autre espèce, selon un processus évolutif à la fois biologique (avec des changements volontaires ou sélectionnés de notre génome) et culturel. Dans le futur nous mangerons différemment, sans doute des protéines d’insectes ou végétales car les terres se seront appauvries et les contraintes climatiques seront devenues trop fortes. Nous saurons sûrement trouver des réponses mais nous devrons les accepter culturellement. Depuis le néolithique au moins, il y a des inégalités sociales au profit d’élites. Une des principales évolutions culturelles à atteindre sera obligatoirement d’atteindre un niveau de développement partagé, médian, diminuant au mieux les inégalités sur la planète pour tenter de préserver ce qu’il restera de l’équilibre environnemental. Mais les politiques à courte vue continuent à surexploiter le monde pour accroître un niveau de vie bien trop élevé, alors que notre consommation devrait décroître. Comment alors maintenir l’équilibre nécessaire à notre survie ?
« Il est temps de retrouver un regard bienveillant et désintéressé sur la nature »
Christophe Thébaud, naturaliste, professeur à l’Université Paul Sabatier et chercheur aux sein du laboratoire Evolution et diversité biologique CNR- UPS-IRD
« Qu’il s’agisse du milieu terrestre ou du milieu océanique, les naturalistes et les biologistes de terrain ont, depuis des siècles, fait considérablement progresser la connaissance du vivant qui n’a jamais été aussi importante qu'aujourd'hui. Bien sûr, Il reste un très grand nombre d'organismes et aussi de processus biologiques, non pas forcément à découvrir mais à décrire et à mieux comprendre. Des pans entiers de la biodiversité nous restent inconnus, mais contrairement à ce que disent certains sceptiques, les données dont nous disposons nous permettent de mettre en perspective et d'interpréter ces données avec rigueur et de proposer des prévisions fondées sur l'état actuel de la biodiversité et son devenir dans un contexte d'extinction de masse en cours.
Grâce à certaines avancées technologiques et à l'engouement du public pour l'observation naturaliste, nous amassons aujourd'hui une quantité considérable de nouvelles données. Mais ce qui est important, au-delà de la quantité, c’est de pouvoir leur donner du sens. Heureusement, nous disposons pour cela de l'imposant cadre conceptuel de la biologie évolutive et de l'écologie théorique qui facilitent grandement l'interprétation des données sur la biodiversité. Ces connaissances, qui sont issues de l'observation de la nature qui nous entoure, permettent même d’apporter des perspectives nouvelles dans d’autres domaines. La santé par exemple : en plaçant le cancer dans le contexte de la théorie darwinienne de l’évolution, on comprend mieux cette maladie qui suit les mêmes règles que l'évolution des espèces et dont le fonctionnement au niveau cellulaire est analogue a celui d'un mini écosystème.
Je partage aujourd'hui la vision de Virginie Maris, du CNRS, quand elle écrit que quoi que nous fassions, la nature nous vaincra. Il suffit de voir comment les plantes reprennent leurs droits et colonisent les friches ou les milieux urbains lorsque l'on cesse de les "entretenir". Cela ne nous dédouane pourtant pas, car détruire la nature comme une partie de l'humanité le fait aujourd'hui est un acte irréparable aux conséquences imprévisibles. Une espèce n’est pas seulement un ensemble d’individus qui se ressemblent, et la biodiversité est plus qu'un catalogue des espèces, c'est la toile du vivant ou nous sommes imbriqués et où nous ne sommes qu'un fil. Lorsque nous détruisons la nature et que des espèces disparaissent, c’est un patrimoine, le produit d’une évolution, qui ne nous appartient pas qui se perd d’une manière irrémédiable. Luis Valente, un chercheur portugais, a réalisé une étude très parlante sur ce sujet. Depuis l’arrivée des maoris et encore plus des européens, la Nouvelle Zélande a perdu 50% de ses espèces d'oiseaux. Un désastre qui a pris quelques centaines d’années à peine. Luis Valente et ses collègues néo-zélandais ont calculé le temps qu'il faudrait aux processus de l'évolution biologique pour reconstituer exactement cette diversité. Le résultat est sans appel : il faudrait 50 millions d’années. Et le pire est à venir : aujourd’hui la plupart des espèces "survivantes" de Nouvelle Zélande sont menacées. Si on perd ces espèces, il faudra 10 millions d’années de plus pour récupérer cette diversité.
La prise de conscience que l'avenir de l'humanité est intimement lié a celui de la nature et des autres espèces progresse, mais elle reste insuffisante. Les êtres humains sont de plus en plus nombreux à être pris dans une logique économique fondée sur l'exploitation de la nature qui condamne de facto un grand nombre d’espèces. Aujourd'hui, cette logique affecte même directement la conservation, en particulier des espèces déjà menacées et Il est terrible de constater, par exemple, que celui qui braconnera le dernier rhinocéros noir sauvage deviendra sans doute millionnaire, question d'offre et de demande ! Et il est tout aussi terrible de voir que les connaissances sur la faune et la flore que les naturalistes partagent sur internet représentent une source d’informations très recherchée des trafiquants qui ciblent un nombre croissant de nouvelles espèces. Aujourd'hui les forêts d'Asie du sud-est sont en train d'être "vidées" de leurs plus beaux oiseaux par ce biais. C’est tout l’enjeu des connaissances sur la biodiversité et sa protection qui est remis en question.
Il n’y a jamais eu autant d’occasions d’aller voir la nature, de s’y immerger, de l'observer. Les livres, les films sur la nature se multiplient dans une concurrence presqu'effrénée. Mais je constate que beaucoup d’entre-nous montrons une attitude consumériste vis-à-vis de la nature. Il faudrait qu’elle soit partout aussi belle et impressionnante qu’à la télévision, mais ce que l'on voit a la télé ne correspond pas toujours a la réalité. Ce qui fait défaut aujourd’hui, ce n’est pas l’envie de contact avec la nature mais c’est le regard, la posture lorsque l'on se retrouve à son contact. Il me semble qu'il est temps de retrouver un regard bienveillant et désintéressé sur la nature, de comprendre que nous ne nous situons pas en dehors d'elle mais que nous en faisons partie. J’ai eu la chance au cours de mes voyages, notamment en Mélanésie, de rencontrer des populations qui ne se sont pas encore exclues de la nature, qui parlent de la forêt comme de leur "mère". Nos sociétés doivent massivement et collectivement décoloniser la nature, pour reprendre l'expression de Virginie Maris, ré-apprendre à la lire pour mieux comprendre et respecter les autres formes de vie que la notre, et, in fine, nous respecter nous-mêmes. C'est seulement comme cela que l'on évitera d'aller au bout de la sixième extinction.
Propos récueillis par Isabelle Fougère, journaliste et auteure.
Article mis en ligne le 30 octobre 2019
Crédits photos : Philippe Jarne : , Escargot : Jean-Pierre Pointier, Pascal Tassy : Dominique Visset, Bruno Maureille : Pierre Selim, Christophe Thébaud : Jean-Marc Porte