
Si l’on cherche une balise historique qui nous permettrait de situer l’origine du tatouage en Océanie, on peut sans doute la trouver au moment de la dernière grande vague de peuplement terrestre il y a environ 5000 ans.
Ainsi, entre -3000 av J.C. et 1200 ap J.C., les Austronésiens[1], un peuple de navigateurs-éleveurs et horticulteurs originaires des côtes orientales de la Chine et de Taiwan, ont exploré et peuplé le continent d’Ouest en Est (également vers Madagascar). Important diverses espèces végétales et animales, ils ont fini par s’installer durablement sur la plupart des territoires, délaissant seulement les îlots inhabitables.
Fig. 1 : Un groupe de tatoués et le tatoueur Philip Sablan (portant le collier blanc) se préparent à monter sur scène à Guam,
Festival des Arts du Pacifique 2016. Photographie : Sébastien Galliot.
Pratiquant la céramique et dotés de connaissances exceptionnelles dans l’art de la navigation pour cette période, ces peuples ont également importé une technique de tatouage unique au monde, que l’on retrouve aujourd’hui principalement chez les locuteurs de langues austronésiennes dans le Pacifique et en Asie du sud Est. Leurs tatouages étaient réalisés avec un équipement composé d’une baguette de percussion et d’un outil en forme d’herminette terminé par une ou plusieurs pointes d’os ou d’aiguilles végétales.
Fig. 2 : Ustensiles de tatouage, Wellington 2007. Photographie : Sébastien Galliot.
Fig. 3 : Su’a Sulu’ape Alaiva’a Petelo terminant un pe’a (tatouage masculin samoan), Apia, Samoa, 2001. Photographie : Sébastien Galliot
Université des techniques mais pluralité des formes
Contrairement aux idées reçues, la dent de requin n’a jamais été un matériau de prédilection pour ce type de tatouage. On utilisait de préférence des os d’oiseaux, des défenses de cochons sauvages ou encore les épines de certains citronniers. De dimensions et de formes variables, ces ustensiles étaient donc actionnés par une même gestuelle.
Les pigments provenaient essentiellement de la suie récoltée à l’issue de la combustion de certaines noix comme celle du bancoulier (Aleurites Moluccana) et du Calophylle (Calophyllum inophyllum).
Point remarquable, alors que les recherches linguistiques, archéologiques et anthropologiques ont permis de reconstruire les transformations des langues austronésiennes, les routes migratoires et de mieux comprendre le processus de différenciation culturelle, aujourd’hui on ne sait toujours pas expliquer la grande diversité des formes, des motifs et des significations attribuées aux tatouages Océaniens. Géométriques ou figuratives, faites d’angles et d’aplats noirs ou de courbes et de spirales, ces variations graphiques n’offrent que peu de prise à une théorie générale.
Une hypothèse, proposée par l’anthropologue Alfred Gell[2] consiste à plaquer cette diversité graphique sur celle des environnements biophysiques et sociaux-cosmiques. Autrement dit, la quantité, la forme, le positionnement des tatouages sur les corps reflèteraient, exprimeraient, manifesteraient, et finalement seraient comme un symptôme de l’ordre social, avec l’idée que cet ordre social est le résultat d’un long processus historique par lequel les sociétés se sont stabilisées à la suite de leur installation dans les îles et atolls du Pacifique.
Par exemple, et en schématisant énormément sa théorie, les systèmes sociaux polynésiens dans lesquels les positions de pouvoir étaient conquises et réorganisées au fil de conflits guerriers récurrents, sont ceux où les tatouages manifestent une plus grande variabilité entre les individus (par exemple en Nouvelle Zélande et aux Marquises). A l’inverse, dans les grandes chefferies traditionnelles de Polynésie occidentale (comme Samoa et Tonga) fondées sur des liens généalogiques unissant les souverains à des ancêtres divinisés, on constate une plus grande uniformité. Autrement dit, les personnes portent le même assemblage de motifs[3].
C’est là une interprétation du tatouage qui tentait de répondre à la question suivante : Quelle est la fonction politique d’une pratique rituelle comme celle du tatouage ?
Une dimension religieuse importante
Les travaux de Gell ont eu l’avantage de battre en brèche le cliché très répandu sur les guerriers polynésiens tatoués, pour avancer un modèle plus subtil qui prenait en considération la nature conflictuelle des rapports politiques dans certaines îles, mais en y intégrant la dimension religieuse du tatouage et les représentations du corps.
En effet, la dimension religieuse du tatouage dans cette région du monde n’est pas à sous-estimer, du moins avant que les missions chrétiennes ne se chargent de la conversion des insulaires. Dans toutes les îles, la réalisation des tatouages était confiée à des spécialistes dans la manipulation de ces outils dont nous venons de parler, mais également dans la mise en place de tabous et de règles liée à la dangerosité d’une telle opération.
Nulle part dans le monde l’écoulement du sang n’est pris à la légère. En Polynésie et en Micronésie, on s’appuyait sur les savoirs-faire techniques et le statut de ces experts rituels tatoueurs pour contrôler et limiter les conséquences de la perte de sang. Car cette opération comportait non seulement des risques d’infection grave et de décès mais également des risques moins tangibles liés à la dispersion de la substance vitale et à l’attaque potentielle d’esprits. L’action de tatouer, associée aux incantations de certains spécialistes (comme les tohunga ta moko en Nouvelle Zélande), comportait une dimension magico-religieuse qu’il est dans la plupart des cas difficile de préciser aujourd’hui puisque cette spécialisation a périclité au cours du XIXe siècle dans toute la Polynésie, à l’exception des îles Samoa.
Au cours du XIXe et du début du XXe siècle la présence de missionnaires et la mise en place d’administrations coloniales et consulats étrangers (anglais, allemands, français, japonais) ont provoqué de grandes transformations cultuelles et culturelles ; soit que les insulaires en devenant chrétiens, aient suivi les recommandations de l’Eglise et abandonné ce qui était bientôt considéré comme des rites « païens », « inutiles » et « barbares »[4], soit que les sociétés elles-mêmes aient subi des transformations si profondes que le tatouage comme moyen de reproduire des pans entiers de la société fut rendu obsolète.
Quoi qu’il en soit, après la deuxième guerre mondiale, rares étaient les îles où il était encore pratiqué (à Tikopia et à Samoa par exemple).
Un renouveau du tatouage, résultat d'un double mouvement politique et culturel interne à la Polynésie
L’extraordinaire regain d’intérêt pour le tatouage polynésien remonte aux années 1970. Il repose sur deux phénomènes distincts entre lesquels certains acteurs du monde du tatouage ont joué un rôle de passerelle.
D’une part, l’origine ancestrale commune et l’expérience de régimes coloniaux comparables ont fait naître, dans de nombreuses sociétés du Pacifique le sens d’un destin partagé et une volonté de se défaire du colonialisme. Éminemment politique, la philosophie du Pacific Way - ou l’idée d’un socle culturel et d’une histoire partagés - s’est élaborée sur la reconnaissance des spécificités locales qui valorisait les identités océaniennes et les distinguait des valeurs capitalistes et de l’impérialisme occidental. C’est dans ce contexte que le tatouage commença à être redécouvert et promu comme un élément culturel à la fois unifiant et singularisant. En Nouvelle-Zélande et en Polynésie Française, deux territoires très marqués par leur histoire coloniale respective, des tatoueurs et des activistes culturels se mirent à la recherche des formes anciennes, pré-chrétiennes de tatouages afin de les faire revivre. Ils mobilisèrent pour cela les spécialistes samoans qui, eux, disposaient d’un savoir-faire technique exceptionnellement conservé car n’ayant pas connu d’interruption.
D’autre part, à la même période mais indépendamment de l’agitation politique liée aux mouvements indépendantistes et autonomistes, ce sont des tatoueurs occidentaux qui ont perçu les extraordinaires potentialités graphiques des motifs asiatiques et océaniens. Ayant commencé à s’inspirer de l’irezumi japonais, plusieurs tatoueurs se tournèrent ensuite vers les riches traditions graphiques des tatouages d’Asie du Sud Est et de Polynésie. Ainsi, Leo Zulueta, Ed Hardy aux Etats-Unis, ou encore Roger Ingerton en Nouvelle Zélande ont indéniablement contribué à la redécouverte de ces formes oubliées, avec beaucoup de créativité et parfois aussi de confusion et d’approximation dans la manière d’identifier et de reproduire les motifs.
Rangés dans la vague catégorie de tribales, ces formes exotiques se démarquaient très nettement des tatouages les plus populaires d’alors qu’étaient les flashs représentant pin-up, colombes, tête de mort, poignards et autres symboles patriotiques, ouvrant par là même le tatouage à une nouvelle clientèle.
C’est dans ce contexte de revendications culturelles océaniennes et de développement professionnel du tatouage que certaines personnalités ont joué un rôle de passerelle entre ces deux mondes. Dans cette brève histoire du tatouage océanien, les îles Samoa représentent un point de convergence déterminant, tant pour la mise en scène politique des traditions océaniennes de tatouage que pour les évolutions du tatouage professionnel.
Depuis le milieu des années 1980 et par le biais de la migration et des voyages internationaux les tufuga tā tatau (les spécialistes tatoueurs samoans) ont effectivement joué un rôle de premier plan.
Les migrations polynésiennes vers la Nouvelle Zélande dès les années 1960 ont mis en contact Fidjiens, Tongiens, Samoans, Cook Islanders et Maoris dans les banlieues des grandes métropoles néozélandaises mais également aussi sur les bancs des universités. La présence de deux tufuga samoans en banlieue d’Auckland a suffi pour créer une véritable émulation artistique et médiatique autour du tatouage polynésien dit « traditionnel ». Par exemple, les tufuga samoans Sulu’ape Paulo II et Pasina Sefo, alors émigrés dans la banlieue Sud d’Auckland firent l’objet d’une attention particulière de la scène artistique locale dans les années 1980-1990, leur octroyant une visibilité au-delà de la diaspora samoane, et entrainant par là même un intérêt croissant de la part de tatoueurs non-samoans désireux d’apprendre ce procédé technique si particulier.
Fig. 4 : Le tatoueur Vatea réalisant un tatouage « au peigne » pendant la convention internationale de tatouage à Francfort, 2015. Photographie : Sébastien Galliot.
Les Samoans présents en diaspora ont donc fait office de courroie de transmission pour le réapprentissage de la technique austronésienne et ont formé directement et indirectement une vingtaine de praticiens à travers le monde en l’espace de deux générations. On compte aujourd’hui notamment, des Maoris, des Tongiens, des Hawaiiens, des Français, des Tahitiens, des Allemands, des Hollandais, qui ont eu pour maître un spécialiste samoan. Ces relations que l’on peut qualifier d’interconnaissance et d’influence mutuelle ont eu un formidable impact sur le tatouage Océanien à tel point qu’aujourd’hui des phénomènes de revitalisation du tatouage insulaire émergent de nombreux archipels méconnus du monde du tatouage comme Rennel et Bellona aux îles Salomon, ou encore de communautés du golfe de Papouasie.
Parallèlement, certains acteurs de la scène artistique et culturelle Tahitienne firent dans les années 1980 des démarches auprès des tatoueurs samoans pour se faire tatouer selon cette méthode ancienne et implicitement changer le regard des populations insulaires sur leur histoire. Pour d’autres, il fut question de débuter un apprentissage dans l’optique de faire revivre le tatouage de l’ère pré-chrétienne. Deux démarches qui ont porté leurs fruits puisque le nombre de Polynésiens tatoués et de tatoueurs insulaires a depuis connu une croissance phénoménale.
C’est ainsi que ce que l’on appelle communément le renouveau du tatouage en Océanie est finalement le résultat d’un double mouvement politique et culturel interne à la Polynésie, et de développement de l’industrie du tatouage occidental qui en intégrant progressivement les praticiens insulaires ont précipité la professionnalisation du tatouage polynésien.
Fig. 5 : Su’a Sulua’pe Alaiva’a (au centre), entouré par un groupe d’amis et d’apprentis étrangers et samoans,
Convention internationale de Samoa, 2012. Photographie : Sébastien Galliot.
Quels enjeux pour le tatouage polynésien aujourd'hui ?
Depuis une dizaine d’années, alors que le tatouage « au peigne » compte de plus en plus de spécialistes (formés par un maître ou autodidactes), que les porteurs de tatouages d’influence polynésienne sont légions et que les pointes en os ont très largement été remplacées par des aiguilles d’acier à usage unique ou stérilisables sous la pression des autorités sanitaires de nombreux pays mais également pour rassurer une clientèle internationale, deux grandes questions se posent.
Fig. 6 : Outils munis d’aiguilles en acier, Photographie : Sébastien Galliot.
D’abord, dans ces conditions, certains praticiens s’inquiètent de la possibilité d’un « retour à la tradition » qui consisterait à re-fabriquer des aiguilles à partir d’ivoire de cochon sauvage ou d’autres matériaux organiques, comme cela se faisait encore jusqu’à la fin des années 2000[5].
Ensuite, l’épineuse question de l’appropriation culturelle et de la propriété intellectuelle des motifs de tatouage concerne aujourd’hui un milieu professionnel dont les œuvres manifestent une infinité de combinaisons de motifs ethniques océaniens. Dans un contexte de diffusion globalisée des répertoires graphiques du tatouage ethnique qui, une fois encrés sur le corps des clients, échappent au droit d’auteur au profit du droit de la personne (qui porte le tatouage), seules les initiatives de protestation collective semblent limiter l’usage de motifs ethniques à des fins commerciales[6]. En revanche, au sein même du monde du tatouage ce sont les négociations au cas par cas, et pour ainsi dire « en tête à tête », qui demeurent la modalité la plus courante de contrôler, de réguler, et d’ « adouber » de nouveaux entrants dans un milieu devenu très concurrentiel.
Enfin, les phénomènes de partage de techniques et d’apprentissages transnationaux qui étaient il y a encore une quinzaine d’année restreints à un petit nombre de praticiens et qui avaient pour point de référence les îles Samoa prennent aujourd’hui une plus grande ampleur. Les collaborations internationales entre tatoueurs pratiquant un style polynésien sont dorénavant plus nombreuses et ne concernent plus uniquement les samoans et les autres praticiens de style polynésien. En effet, d’autres relations professionnelles entre maoris et européens, entre indonésiens et philippins, entre croates et marquisiens, entre japonais et tahitiens, entre italiens et samoans ont transformé le monde du tatouage océaniens en un vaste réseau globalisé de relations au sein duquel les figures d’autorité dans ce domaine ne sont plus uniquement estimées sur leurs origines ethniques mais le sont aussi sur l’ancienneté dans le milieu, rejoignant dans le même temps le système de valeur en vigueur dans le monde du tatouage occidental.
Cela ne signifie pas nécessairement que le tatouage polynésien s’est occidentalisé mais plutôt qu’il s’est appuyé sur le développement de cette industrie en Europe et aux Etats-Unis pour perdurer mais également pour atteindre le niveau de technicité et de virtuosité qui lui faisait défaut dans les 1980.
RÉFÉRENCES
[1] Bellwood, P. Fox, J. & Tryon, D. The Austronesians, Canberra, ANU EPress 2015.
[2] Alfred Gell, Wrapping in Images, Oxford, Clarendon Press, 1993.
[3] Evidemment, la théorie que propose Gell se déroule sur plus de 300 pages, elle est beaucoup plus complexe que le pâle résumé qui vient d’en être fait. Elle inclut également un certain nombre de cas intermédiaires.
[4] Au XIXe siècle, des systèmes législatifs inspirés par les missionnaires chrétiens et interdisant le tatouage furent mis en application dans les îles nouvellement converties (le code Pomare à Tahiti, le code Vava’u à Tonga, la constitution Steinberger à Samoa).
[5] Quelques tatoueurs basés dans le Pacifique utilisent toujours de tels outils. C’est le cas de Keone Nunes à Hawaii ou Croc Coulter aux îles Cook pour ne nommer qu’eux.
[6] A plusieurs reprises, des campagnes de protestation de la part de communautés maoris ont obtenus le retrait de produits copiant pour l’industrie textile des motifs de tatouages polynésiens.
Article rédigé par Sébastien Galliot
(Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie UMR n° 7308, AMU-CNRS-EHESS), conseiller scientifique de l'exposition "Tatoueurs, tatoués" au Musée du Quai Branly
Mis en ligne le 13 mars 2019
VIDÉO Conférence "Tous tatoués ! Signes du corps et art océanien" par Sébastien Galliot (14 mars 2019, Muséum de Toulouse)
// Voir la conférence enregistrée via Facebook Live
BIBLIOGRAPHIE Tous tatoués ! Signes du corps et art océanien
Sélection de livres sur les tatouages polynésiens, art oceanien en consultation à la bibliothèque du Muséum de Toulouse