
Photo : Cette pirogue (ici un modèle réduit du XIXe siècle, collection du Muséum de Toulouse) à double coque de Nouvelle-Calédonie est similaire à celles utilisées par les Polynésiens lors de leurs expéditions maritimes de peuplement. Il s'agit de l'ancêtre de nos catamarans modernes.
Une bonne connaissance astronomique
Les anciens Tahitiens avaient acquis des connaissances approfondies sur les
mouvements du Soleil, des planètes et des étoiles, qui leur a permis d’explorer pleinement leur univers.
Grâce à leurs observations astronomiques, ils notèrent le caractère périodique des équinoxes et des solstices, ainsi que leurs relations avec le cycle des saisons. Comme d’autres civilisations dans le monde, ils élaborèrent un calendrier complexe, accordé sur le lever et le coucher de certains astres.
Leurs repères naturels maritimes étaient fort nombreux ; leur sort en dépendait. Ils définissaient des catégories d’étoiles et des dessins spécifiques pour leurs constellations, différentes de celles des Occidentaux, ou agencées autrement, car inspirées des figures familières de leur environnement océanique et de leurs histoires mythologiques..
Constellations du ciel polynésien
Le compas se conjugue avant tout avec les vents.
Les Tahitiens n’avaient pas de nom pour traduire le concept de « points cardinaux ». Leur vision de la géographie n’était pas celle des Européens. Chaque point géographique s’organise au regard des vents dominants qui soufflent de l’Est. Monter vers une localité, c’est remonter le vent en se dirigeant vers l’Est. A l’inverse, descendre vers cette même localité, c’est suivre le vent qui conduit à l’Ouest. Dans un archipel, les îles situées à l’Est sont situées du côté ni’a, et les celles situées à l’Ouest sont du côté raro. Le Nord et le Sud se localisent donc par rapport à l’axe ni’a / raro.
Identifier les « étoiles zénithales » des îles de départ et d'arrivée.
Tous les objets célestes, le soleil, la lune, les planètes, les constellations, les nébuleuses, les amas et les trous sombres (sans étoile), sont considérés comme des ‘avei’a des« étoiles-guides », ou fetū-‘avei’a. Chaque île est repérée par son ‘avei’a, c’est-à-dire, par l’étoile qui passe à son zénith. L’étoile zénithale a pour avantage, en zone intertropicale, de donner la position en latitude d’une île. C’est sa signature. Avant d’entamer un voyage, il est impératif de connaître l’étoile zénithale, aussi bien de l’île de départ que de l’île d’arrivée. Ces étoiles traversent la voûte céleste en passant à la verticale de ces îles. Pour les rejoindre, il suffit de suivre ces étoiles.
POUR UN BON DÉPART
Les départs s’effectuent toujours avant le coucher du soleil, ce qui permet :
- D’avoir la direction de l’île-cible donnée par les repères au sol.
- De choisir, dès la nuit venue, les étoiles dont on a besoin pour la navigation
astronomique.
Navigation EST-OUEST par les Rua « chemins d’étoiles »
Rua est un terme relatif au système astronomique polynésien réservé pour la navigation. Ce sont des suites d’étoiles, situées à l’avant et à l’arrière de la pirogue, servant de guide aux navigateurs (DODD, E., 1986. « L’art de la navigation dans la Polynésie d’autrefois »). Pour un observateur placé sur une pirogue qui fait face à l’Est, les étoiles du rua, telles des colonnes, émergent de l’horizon à l’Est et, dans leur déplacement vers l’Ouest, font basculer l’horizon, de l’avant vers l’arrière de l’embarcation, comme si elles étaient sur un tapis roulant géant. Les étoiles de ce type sont de ce fait, un véritable instrument de navigation.
Repérer les rua, de l’île de départ et de l’île-cible
Pour s'approcher d'une île, il est conseillé de se repérer au rua. Sa largeur au sol varie entre 100 et 150 milles nautiques alors que la visualisation de l’aplomb d’une étoile est un point.
Principe de la navigation avec le rua
En zone tempérée, l'Etoile polaire est utilisée pour repérer la latitude du lieu où l'on est. En zone tropicale, cet astre est à l'horizon et ce sont les étoiles qui atteignent le zénith qui servent alors de repère. Leur mouvement est vertical. Les Polynésiens ont mis à profit ce phénomène et l’ont transcrit par le concept de rua.
Pour effectuer un voyage d’une longue durée de l’Est vers l’Ouest ou vice versa, il faut donc préalablement identifier le Ta’urua de l’île-cible. Une fois celle-ci repérée, il faut suivre son rua, son « chemin d’étoiles » composé de la série d’étoiles qui le suit ou qui le précède, située sur la même latitude.
Pour arriver à suivre la série d’étoiles du rua sans dévier de son trajet, il y a lieu de positionner impérativement le ta’urua ainsi que l’axe du rua dans le prolongement du corps de la pirogue. Pour y parvenir, il faut obligatoirement que le ta’urua choisi soit proche de la ligne d’horizon. S’il s’éloigne vers le haut ou s’il s’enfonce sous l’horizon, les autres étoiles de la série les plus proches deviennent à leur tour l’étoile-cible de référence et ainsi de suite.
Navigation Nord-Sud par les pou
Le pou est le méridien qui relie le Pôle Sud céleste au Pôle Nord céleste, en passant par une étoile de classe ‘anā, au moment où celle-ci est à son apogée, c’est-à-dire, à son point culminant.
Joindre par une ligne le pôle Nord et le pôle Sud célestes nécessite d’avoir une étoile repère au Nord et une au Sud. Pour l’hémisphère Nord, dès que nous franchissons l’équateur, nous avons ‘Anā-ni’a (l’Étoile polaire) comme repère qui, en outre, est fixe. La navigation est donc relativement aisée. Il suffit de relier virtuellement l’un des neuf autres ‘anā à elle, pour obtenir une trajectoire Nord / Sud ou vice-versa, un pou, un « pilier » de navigation.
Le passage d’une étoile au méridien ou à son voisinage peut durer une heure à une heure et demie, cela donne au navigateur du temps pour faire un parcours de même durée. Dès que l’étoile s’éloigne à l’Ouest, un autre ‘anā arrive depuis l’Est pour prendre le relais du précédent, et procurer au navigateur un autre repère pour tracer, à nouveau, son pou, son méridien, et naviguer, à nouveau, en toute sécurité. Ainsi, pendant toute la nuit, neuf ‘anā se succèdent au zénith et viennent s’aligner avec ‘Anā-ni’a (l’Étoile polaire) pour tracer un pou méridien.
Dans l’hémisphère Sud, l’histoire se complique car l’Étoile polaire est sous l’horizon. Il n’y a aucune étoile fixe. C'est l'étoile Dubhe, proche du Nord géographique (visible uniquement du mois d’avril au mois de juillet), qui sert de repère.
La navigation par les pou est primordiale. Son objectif n’étant pas d’atterrir directement sur la cible, ce qui relèverait du miracle, mais de viser volontairement à l’Est ou à l’Ouest de celle-ci, pour être sûr de connaître sa position par rapport à l’île une fois le rua franchi.
Comment naviguer à l’aide des Pou et des Rua
Les Tahitiens avaient remarqué par expérience que la navigation par les rua ne pose pas de problème. Une fois la pirogue alignée, la trajectoire est bonne et on est sûr d’arriver sur la cible. Alors que la navigation basée sur le pou demeure incertaine. Même si l’on suit scrupuleusement la ligne tracée par un pou, il n’est pas certain d’être sur la bonne trajectoire, car, une fois parvenu à sa latitude, on ne sait pas si on est à l’Ouest ou à l’Est de l’île-cible. Il est en effet plus aisé de se perdre sur l’immensité de l’océan que d’atteindre un point minuscule situé en son milieu.
La seule solution serait donc de choisir d’aller volontairement, soit à l’Ouest soit à l’Est de l’île-cible. Pourquoi ?
Si nous choisissons d’aller à l’Est, une fois arrivé à la latitude de l’île-cible, c’est-à dire, au niveau de son rua, nous savons pertinemment que nous sommes à l’Est de l’île. Il suffit alors de virer à l’Ouest et suivre le rua de l’île pour y parvenir. Si nous choisissons l’Ouest, ayant eu la certitude d’être réellement à l’Ouest de l’île, il nous suffit alors de virer à l’Est pour atteindre l’île. Dans les deux cas, sachant à tout moment nous situer par rapport à l’île-cible, nous pouvons terminer notre navigation en suivant, sans risque, son rua.
Affiner la navigation astronomique par l’observation de l’environnement
La navigation astronomique à l’aide des rua et des pou, pour autant qu’elle soit efficace, n’est toutefois pas suffisante. Le navigateur porte aussi toute son attention sur les indices environnementaux afin d’éviter des va-et-vient interminables à 120 milles nautiques de l’arrivée.
Sa stratégie est de viser l’archipel, qui forme un bloc compact de plusieurs centaines de kilomètres, avant de cibler l'île d'arrivée souhaitée.
Utiliser la houle comme compas
Les houles longues qui balaient en permanence le Pacifique pendant plusieurs mois proviennent des régions situées au Sud et sont générées par les tempêtes de l’océan qui encerclent l’Antarctique. Cette longue houle permanente, quand elle s’établit selon une direction déterminée, demeure active pendant plusieurs jours, plusieurs semaines, voire, plusieurs mois. Ce régime constant est un indicateur efficace, car la direction de la houle donne un cap : elle peut servir de compas.
L’avantage de cette méthode de navigation réside dans le fait que par temps couvert, en l’absence de repère astral, soleil, lune, étoiles, etc., il est toujours possible de s’orienter en utilisant la houle comme une boussole. Celle-ci change rarement de direction. Pour que cela arrive, il faut une tempête.
Utiliser les couleurs de la mer
La couleur de la mer varie en fonction de sa profondeur. Les hauts fonds colorés en plein océan constituent d’excellents repères pour la navigation. S’ils sont par exemple situés à mi-distance entre deux îles, le fait de les croiser confirme le cap choisi et donne une estimation du temps qu’il reste à parcourir.
Les débris flottants
En pleine mer, les débris flottants signalent la présence d’une terre à proximité. La direction d’où viennent les débris portés par le courant indique la direction de cette terre. Le degré de putréfaction de certains plantes ou fruits ayant séjourné dans l’eau peut donner des indications sur le temps qu’ils y ont passé et, en fonction de la vitesse du courant, il est possible d’estimer le temps qui reste à parcourir pour atteindre l’île.
La houle à l’approche d’une île
La présence d’un obstacle comme une île provoque une déformation de la houle. Elle crée, selon Lewis qui étudia ce concept dans toutes les îles du Pacifique, deux effets distincts, une déformation de la houle principale et la formation d’une houle réfléchie.
Les nuages au-dessus d’une île
Les nuages sont de bons indicateurs de présence d’îles, comme le souligne le professeur Serge Dunis, citant Lewis : « Les nuages ralentissent au-dessus d’une île puis reprennent leurs cours. A une trentaine de kilomètres d’une terre, il est possible de discerner de vives couleurs que les nuages n’ont pas en pleine mer. Un nuage plus foncé et plus épais, ou l’assombrissement du couvert nuageux trahit la présence d’une île. Le nuage est vert au-dessus de l’eau peu profonde du lagon, lumineux sur le sable ou les brisants, sombre sur la verdure. Il est teinté de rose au-dessus des récifs, de rouge sur les îles sans lagon, brillant au-dessus des récifs à sec et des palétuviers. » (Dunis, 1990 : 33)
Lorsque le vent chargé d’humidité rencontre un relief, l’eau qu'il contient s’élève au fur et à mesure que la température décroît avec l’altitude ; arrivée à son point de rosée, elle condense, formant un nuage. Ces nuages demeurent immobiles, alors que les nuages aux alentours se déplacent en permanence. La présence d’un cumulus stable au milieu de nuages en mouvement signale la position d’une île.
Le vol des oiseaux et leur rayon d’action
Les oiseaux de mer nichent à terre mais ils doivent chaque jour aller pêcher pour se nourrir, et surtout, nourrir leurs petits. Quittant leurs nids, ils se rendent sur des lieux de pêche tous les jours, de sorte que leurs vols sont utilisés comme des indices de la direction d’une terre. Guetter les oiseaux à l’approche de l’objectif est l’un des exercices favoris du marin, car, selon les espèces observées, il détermine sa position par rapport à son objectif.
Réalisé par Maud Dahlem, Muséum de Toulouse d'après la thèse de doctorat "Mythes, astronomie, découpage du temps et navigation traditionnelle : l’héritage océanien contenu dans les mots de la langue tahitienne" de Claude TERIIEROOITERAI, 2013. Sous la direction de Claire MOYSE-FAURIE, Directrice de recherches au CNRS, et de Monsieur Bruno SAURA, Professeur à l’Université de la Polynésie française.
Article relu et corrigé par Hélène Guiot, ethno-archéologue, membre associé UMR PALOC.
Illustrations extraites de la thèse citée plus haut.
Un jeu multimédia, intitulé Orientation en mer, est proposé dans l'exposition temporaire Île de Pâques, le nombril du monde [Juillet 2018 – Juin 2019] du Muséum de Toulouse.