Photo : Stries de découpe laissées par les silex sur une côte d'ours de la grotte de Font-de-Gaume © Philippe Jugie, MNP, les Eyzies
Le culte de l'ours : origine de la théorie
La théorie d'un culte de l'ours à l'époque préhistorique est apparue dans les années 1920 sous la plume d'Émile Bächler, qui décrit dans la grotte de
Drachenloch, en Autriche, des structures en pierre contenant des restes d'ours des cavernes. Il conclut à un dépôt votif. É. Bächler croit en l'existence,
dans les Alpes, à l'époque moustérienne, d'une culture particulière développée par l'homme de Néandertal, et fondée sur une spécialisation, la
chasse à l'Ours des cavernes ; animal qui aurait aussi été vénéré. Suite à la théorie de É. Bächler, et jusque dans les années 1960, d'autres archéologues d
isserteront autour du culte de l'ours. L'ensemble des sites concernés datait du moustérien et il s'agissait dans la plupart d'ours des cavernes, excepté au
Régourdou, en Dordogne, où l'animal est un Ours brun.
Coupes stratigraphiques de la grotte de Drachenloch - D'après É. Bächler, montrant un changement d'interprétation au cours du temps - Article de P. Chase extrait de Expedition The university Museum Magazine of Archaeology/Anthropology, university of Pennsylvania
Le comparatisme ethnologique, très en vogue au début du XXe siècle, période où l'on découvre de nouvelles civilisations, est en grande partie responsable de
cette théorie. Dans les groupes où le culte de l'ours était pratiqué, chez les Aïnous au Japon, par exemple, les dépôts d'ossements clôturaient souvent les
cérémonies. Mais le culte était un rituel bien plus complexe qu'un simple dépôt d'ossements.
Une théorie contestée
Cette théorie continue à avoir un certain succès auprès de journalistes et d'historiens, alors que les préhistoriens, faute de preuves, lui accordent assez
peu de crédit. En effet, on a pu démontrer que, dans les Alpes, les installations humaines moustériennes en altitude n'existaient pas et qu'Émile Bächler
avait enjolivé ses interprétations au cours du temps. De plus, André Leroi-Gourhan a réalisé, au cours de ses fouilles, que l'on pouvait se méprendre : « La
blocaille plate et régulière a été prise pour un dallage intentionnel » et « au bout d'un certain temps, il y a sur le chantier un petit nombre de ces
grosses pièces, bien nettoyées, qui paraissent occuper des positions souvent insolites par le seul fait qu'on les a en quelque sorte privées de leur contexte
en éliminant toute la broutille de cailloutis et de petits ossements ».
Partant des données de l'archéologie, A. Leroi-Gourhan est également sorti du comparatisme ethnologique brutal pour reconstituer les gestes et les idées
préhistoriques, et a mis en place l'ethnologie de cette époque.
Des manifestations symboliques

Les études ont montré que les accumulations d'ossements d'ours en grotte étaient en grande majorité d'origine naturelle et résultaient de la mort de ces
plantigrades lors de l'hibernation. Mais, pour la période contemporaine de l'homme moderne, le Paléolithique supérieur, un certain nombre de manifestations
symboliques autour de l'ours existent bel et bien. Des représentations, peintures, gravures ou sculptures ont été retrouvées sur les parois des grottes ou
ailleurs, et des dents d'ours ont été utilisées comme pendentifs.Des manipulations de restes – qui ne semblent pas avoir de fonction alimentaire –, ont aussi
été décrites dans la grotte Chauvet, par exemple.
Cependant, ces données ne suffisent pas à prouver l'existence d'un culte et aujourd'hui les préhistoriens sont beaucoup plus prudents dans leurs
interprétations.
Photo : Fragment de bâton percé en bois de renne, grotte de Massat, Ariège. Coll. F. Régnault : H. : 7,83 ; l. : 4,71 cm, Inv. : PRE.2012.0.40
La chasse et l'utilisation
La question de l'exploitation de l'Ours au Paléolithique a longtemps été laissée de côté. Jean-Pierre Jéquier prétendait que les auteurs anciens, partisans
du culte de cet animal, ne pouvant démontrer l'existence de la chasse dans les sites où cette pratique était supposée, avaient tout bonnement ignoré le
sujet. En outre, il soulignait que le culte de l'ours, dans les sociétés récentes – où il a pu être observé –, est associé à la chasse de cette espèce. Émile
Bächler, quant à lui, soutenait l'existence de la chasse à l'ours, mais sans n'avoir jamais fourni de preuves archéologiques.
Mais de nouvelles découvertes archéologiques sont venues illustrer ce sujet. En effet,de nombreux sites ont été mis au jour, dans lesquels l'homme est
intervenu, non pas dans le cadre de pratiques symboliques, mais pour des activités de subsistance.
Des fragments de pointes de flèches ont été trouvés, dans des ossements d'ours, en Suisse dans les grottes du Bichon et en Allemagne dans la grotte d'Hohle
Fels. Ces preuves directes de chasse à l'ours sont exceptionnelles. En archéologie, en effet,les témoignages de cette sorte sont toujours assez rares, y
compris pour les herbivores, qui ont pourtant été mangés en abondance.
Pour la consommation, les preuves sont celles laissées par les outils en silex des hommes préhistoriques sur les ossements lorsqu'ils traitaient le gibier.
L'implantation des stries sur le squelette permet de savoir qu'elles étaient les opérations pratiquées
(enlèvement de la peau, de la viande, des tendons…).
Répartition des stries sur un squelette d'ours provenant de la grotte de Font-de-Gaume © F. Plassard
Stries de découpe laissées par les silex sur une côte d'ours de la grotte de Font-de-Gaume © Philippe Jugie, MNP, les Eyzies
Actuellement, en Europe, il existe un peu plus d'une trentaine de sites dans lesquels ce type de traces a été découvert sur des restes d'ours. Les gisements
sont parfois des sites d'hibernation. Les exemples les plus anciens commencent vers 400 000 ans et le phénomène se poursuit jusqu'à la fin du Paléolithique.
L'ours n'est pas toujours l'Ours des cavernes, puisque l'Ours de Deninger (ancêtre de l'Ours des cavernes), l'Ours brun et l'Ours du Tibet ont aussi été
utilisés par les hommes préhistoriques.
Quelques sites permettent d'illustrer leur diversité.
Biache-Saint-Vaast
Le gisement de Biache-Saint-Vaast est un site de plein air du Pas-de-Calais, qui a été fréquenté par les hommes de Néandertal, à plusieurs reprises, vers 200
000 ans. Des restes d'Ours brun et de Deninger ont été découverts en même temps que des ossements d'herbivores, principalement de Cerf, d'Aurochs, de Cheval
et certains des ossements, aussi bien pour les ours que pour les herbivores, portent des stries de découpe. L'exploitation de la viande et de la peau s'est
faite surtout aux dépens d'ours adultes. Le contexte de plein air et la saison de décès des animaux montrent qu'il ne s'agit pas d'individus morts lors de
l'hibernation, mais bien d'ours chassés.
Taubach
Ce site se trouve en Allemagne et date du dernier interglaciaire (environ 120 000 ans). La faune est riche en grands mammifères, notamment en Ours brun,
Mammouth,Rhinocéros, et Bovidés.
L'Ours brun est représenté par plus de 1 500 ossements provenant de 52 individus. Une exploitation intensive des ours est décelable grâce à la présence de
nombreuses stries de découpe, sur une grande partie des segments osseux. Les peaux ont été utilisées, les langues ont été extraites, la viande a été prélevée
sur les côtes et sur les pattes. Des os ont également été brûlés.
Font-de-Gaume
La grotte de Font-de-Gaume en Dordogne est connue pour ses peintures préhistoriques, mais elle a aussi livré du matériel archéologique. Dans le niveau le
plus profond, des pointes de Châtelperron et des ossements ont été découverts. L'Ours des cavernes y est majoritaire et il est accompagné de quelques restes
de Renard, de Bouquetin et de Cerf.
Les études menées sur ce matériel ont montré que de la chair d'ours avait été prélevée. L'analyse des stades d'éruption dentaire des jeunes ours a permis de
conclure que la grotte avait été occupée durant les mois d'hibernation. En revanche, il n'a pas été possible de déterminer l'origine de la mort des animaux.
Ils ont pu mourir de façon naturelle au cours de l'hiver, les hommes auraient prélevé la chair sur ces animaux morts et ils les auraient donc charognés, ou
bien les hommes les ont chassés dans la tanière.
Castanet
L'abri Castanet se trouve aussi en Dordogne. Les niveaux archéologiques sont aurignaciens et le Renne est l'espèce dominante. L'Ours brun est représenté par
quatre restes : une canine, une molaire dont la racine est perforée et deux phalanges. L'une d'entre elles porte des stries de découpe sur les faces latérale
et dorsale. Dans ce site, on a donc à la fois des traces de l'utilisation d'une dent d'ours comme parure et de l'exploitation de la fourrure.
Le Bichon
Dans cette cavité du Jura suisse, des spéléologues ont trouvé, à proximité l'un de l'autre, un squelette d'homme moderne et celui d'une femelle d'Ours brun.
Cette découverte a été datée au C14 du XIIe millénaire avant notre ère. La présence d'armatures de projectiles en silex (pointes et lamelles à dos) a permis
de la rattacher à la culture azilienne. Grâce à la présence d'un morceau de pointe en silex planté dans une vertèbre, les archéologues ont conclu à une
chasse qui aurait mal tourné et au cours de laquelle le traqueur et sa proie seraient morts.
L'ours, une proie occasionnelle
Au-delà de ces quelques exemples, toutes les observations qui ont pu être faites ne permettent pas d'attribuer à l'ours une place symbolique particulière et
plus importante que celle tenue par d'autres animaux.
En outre, les hommes de Néandertal et les hommes modernes ont consommé de l'Ours brun et de l'Ours des cavernes et ont également utilisé leurs peaux. Même si
les ours ont bien été chassés, et s'ils ont pu aussi être charognés dans les sites de mort naturelle, leur rôle dans l'alimentation préhistorique semble
avoir été mineur.
Des découvertes, faites à plusieurs reprises sur du matériel déjà examiné auparavant, nous incitent à penser qu'il est possible toutefois, du fait d'a priori
modernes sur la consommation des carnivores, que certains ossements n'aient pas été examinés correctement et que l'on soit passé à côté de ces traces qui
signalent l'action de l'homme sur les ours. On peut donc envisager que l'exploitation de l'ours par l'homme soit aujourd'hui sous-estimée. Le Sud-Ouest de la
France en général, et les Pyrénées plus particulièrement, constituent des régions géographiques privilégiées pour l'étude des ours, modernes ou fossiles, en
raison de l'abondance des abris rocheux et grottes que l'on y rencontre.
Auteur de l'article : Dominique Armand. Ingénieur, Dominique Armand est chargée de collections muséales au sein de l'UMR - PACEA, laboratoire de Préhistoire et d'Anthropologie de l'université de Bordeaux. Dans le cadre de ses recherches, elle a travaillé sur le thème des relations entre hommes préhistoriques et ours. Elle a élargi ce sujet en s'intéressant à la symbolique de l'ours chez des populations historiques ou actuelles, de tradition orale ou écrite, en Europe et ailleurs, lors de projets culturels. Dominique Armand est la commissaire scientifique de l'exposition Ours, Mythes et Réalités.
Article extrait du livre "Ours des cavernes - Animaux emblématiques de la Préhistoire, autour de la grotte ossifère de l'Herm". Les Cahiers de la Girafe, édition Muséum de Toulouse. ISBN : 978-2-906702-13-4 - 15 euros. En vente à la Boutique du Muséum de Toulouse et en consultation à la Médiathèque Cartailhac du Muséum.
Articles mis en ligne le 6 janvier 2014 à l'occasion de la conférence donnée par Dominique Armand au Muséum de Toulouse le 9 janvier 2014 "L'ours des cavernes, grand disparu de la Préhistoire".