
Illustration du livre jeunesse russe "Ours dans l'espace" (1970). Domaine public.
Perte musculaire et ostéoporose

Dessin cc by-sa Marie Pagès
Contrairement à la souris de laboratoire, l'ours ne répond pas à la conception biologique d'une « espèce modèle » facile à manipuler, prenant peu de place dans une animalerie et dont le temps de génération court permet de disposer d'un grand nombre d'individus! On entendra donc ici par «
bon modèle en recherche », une
espèce dont l'étude permettrait d'approfondir nos connaissances sur certains
phénomènes biologiques ou sur
certaines maladies affectant l'homme.
Voyons dans un premier temps comment l'ours nous aiderait à contrebalancer chez l'homme les effets de la perte de masse musculaire et de la déminéralisation des os observés lors de longues périodes d'inactivité.
Lors d'immobilisations prolongées, l'homme souffre en effet d'une perte de masse musculaire squelettique. C'est également le cas de tous les petits mammifères hibernants comme l'écureuil terrestre doré,
Spermophilus lateralis ou la grande chauve-souris brune,
Eptesicus fuscus, qui perdraient lors de leur sommeil hivernal 20 à 40 % de leurs protéines musculaires.

Chauve-souris (Eptesicus fuscus)
perdrait lors de son sommeil hivernal 20 à 40 % de ses protéines musculaires
cc by-sa Angell Williams.
De la même façon, les propriétés des os (volume, contenu minéral et porosité) ne sont pas préservées chez l'homme lorsque celui-ci est contraint de rester inactif. Nombreux sont ainsi les patients qui, alités pour de longues durées, subissent une
déminéralisation de leur squelette et sont donc considérablement
exposés au risque de fracture.

Or, il a été montré que l'intégrité de la musculature squelettique ainsi que celle de la charpente osseuse chez l'ours inactif ne sont pas affectées lors de l'hibernation alors même que cette période d'inactivité peut durer plus de 6 mois selon les régions du globe. L'étude de l'évolution des concentrations sérologiques des marqueurs du métabolisme osseux (tel que le propeptide carboxy-terminal du collagène de type I pour la formation osseuse ou le télopeptide carboxy-terminal du collagène de type I pour la résorption osseuse) chez l'ours noir américain, Ursus americanus, a en effet révélé que la formation osseuse ne diminuait pas pendant l'hibernation contrairement à ce qui avait pu être observé jusqu'à présent chez tout autre mammifère. Comprendre les propriétés biologiques uniques chez l'ours hibernant, qui, pendant les périodes d'inactivité, maintiennent l'intégrité de sa masse musculaire et osseuse, constituerait sans aucun doute une avancée sans précédent en recherche médicale qui pourrait même aboutir au développement de thérapies contre l'ostéoporose humaine.
Ours noir d'Amérique © duaneups - Fotolia.com
Acide ursodésoxycholique, maladies inflammatoires et neurodégénératives
Les sels biliaires d'ours sont déjà mentionnés dans le Xinxiu Bencao, un livre considéré comme la première pharmacopée qui en 659 recensait 884 espèces d'ingrédients médicinaux. Ils sont utilisés pour calmer le foie, traiter les convulsions, la conjonctivite, les ascaridioses, les maladies inflammatoires, l'hypertension ou les maladies du cœur et des reins.

Produit à base de bile d'ours malais. Operation in Möng La, Shan, Myanmar cc by-sa Dan Bennet
Les études cliniques et pharmacologiques ont confirmé les valeurs thérapeutiques des sels biliaires d'ours, plus particulièrement de deux de ses composants, l'
acide ursodésoxycholique (UDCA) et l'
acide chénodésoxycholique, pour traiter les calculs biliaires ou certaines maladies du foie.

L'UCDA a la capacité de
dissoudre les calculs de cholestérol dans la vésicule biliaire de patients humains, sans aucun effet secondaire. Il aurait également des
propriétés anti-inflammatoires non seulement au niveau du
foie mais également au niveau du
tube digestif et du
cerveau ouvrant potentiellement des
applications thérapeutiques jusque dans les maladies inflammatoires dégénératives.
En ce qui concerne le cerveau, le parallèle ne s'arrête d'ailleurs pas là puisqu'on a découvert que des
processus qui se déroulent dans le cerveau des animaux en hibernation ressemblent à ceux qui ont lieu dans le cerveau de certains patients atteints de la maladie d'Alzheimer. Les caractéristiques de cette maladie dégénérative des neurones correspondent à la
formation d'amas neurofibrillaires de la protéine tau, protéine normalement solidaire des microtubules qui assurent le transport de diverses molécules dans les neurones.
Ours à collier © anankkml - Fotolia.com

La phosphorylation est l'ajout d'un groupement phosphate (PO43-) sur une molécule, en particulier les protéines. Chez les eucaryotes, cette modification chimique est réalisée par des enzymes, les kinases, qui ajoutent un ou plusieurs groupements phosphate sur des acides aminés particuliers des protéines, tels que la sérine, la thréonine ou la tyrosine (ici). La phosphorylation est un phénomène transitoire qui permet de réguler l'activité biologique des protéines. La réaction inverse, la déphosphorylation, est assurée par les phosphatases (plus d'infos : http://biochimej.univ-angers.fr/).
Chez les malades, la protéine tau qui est naturellement peu phosphorylée est modifiée et devient hyperphosphorylée. Cette modification provoque sa dissociation des microtubules et son agrégation en filaments hélicoïdaux dans les axones et dendrites des neurones, engendrant alors leurs dysfonctionnements.
Il semblerait que de tels phénomènes aient lieu dans le cerveau des espèces hibernantes : les zones de synapses régressent lors des périodes d'hibernation et se restaurent lors des phases de réveil. Les études de la protéine tau à partir d'extraits du cortex cérébral et de l'hippocampe du cerveau du spermophile d'Europe, hibernant obligatoire,
Spermophilus citellus mais aussi, dans celui du hamster de Syrie, hibernant facultatif,
Mesocricetus auratus ont montré que les cycles de régression et de restauration des synapses coïncidaient avec les cycles de phosphorylation et de déphosphorylation de la protéine tau.
Contrairement aux phénomènes responsables de la maladie d'Alzheimer, l'hyperphosphorylation chez les hibernants apparaît donc comme réversible. Les animaux hibernants, dont font partie les ours, constituent par conséquent des modèles intéressants pour comprendre et à terme mieux soigner les maladies dégénératives du cerveau.

La dégénérescence neurofibrillaire (DNF) qu'on observe dans la maladie d'Alhzeimer est associée à une hyperphosphorylation de la protéine tau. Copyright Alzheimer-adna.com
Dysfonctionnements rénaux, obésité et anorexie
L'étude de ce singulier modèle ours pourrait également bénéficier à d'autres domaines, par exemple les dysfonctionnements rénaux. En effet,
l'ours qui hiberne a un système métaboliquement clos (il ne mange, ni ne boit, ni n'urine, ni ne défèque) qui produit en continue de l'urée, déchet du métabolisme azoté qu'il recycle à 100% en acides aminés. L'urée passerait passivement de la paroi de la vessie vers la circulation sanguine et rejoindrait la lumière intestinale où des microbes intestinaux la recycleraient.
Saisir les rouages d'un tel mécanisme de recyclage permettrait peut-être de trouver de nouvelles solutions pour détoxifier le sang des patients lorsque les reins n'en sont pas ou plus capables.
De même, ce modèle pourrait aider à la compréhension des troubles associés à l'obésité extrême et à l'anorexie nerveuse chez l'homme.
Cet animal devient effectivement saisonnièrement obèse sans jamais connaître les problèmes de santé liés à l'obésité chez l'homme (hypertension, diabète, troubles cardiovasculaires, cancer). Les lipides constituent en effet la solution de stockage la plus efficace de réserve (un maximum d'énergie en un minimum de place) dont l'ours a besoin pour passer l'hiver. À la fin de l'été, son régime alimentaire, hypercalorique, riche en baies, noix, poissons, insectes et carcasses d'animaux, engendre une augmentation rapide de son poids. Si bien que chaque année, avant d'entrer en hibernation, l'ours peut engranger de formidables réserves de graisse pouvant représenter jusqu'à plus de 50% de sa masse corporelle sans que sa santé en soit nullement affectée. Ce changement de poids paraît d'autant plus extraordinaire lorsque l'on imagine un homme qui passerait en deux mois de 70 à 140 kg pour retrouver sa masse initiale au printemps suivant sans que sa santé en ait aucunement souffert.
L'ours, représentant le cas le plus extrême d'obésité saisonnière rencontré chez tous les Mammifères, pourrait donc constituer
un modèle d'étude intéressant pour mieux comprendre les mécanismes de régulation du métabolisme des lipides. Comment cette charge graisseuse est-elle tolérée par le corps sans aucune conséquence néfaste pour la santé? Comment ces graisses sont-elles utilisées comme source première d'énergie par le corps sans aucun danger?

Un ours grizzly un saumon dans la gueule © andreanita - Fotolia.com
En raison des changements saisonniers extrêmes depuis les périodes de jeûne pendant l'hibernation à l'hyperphagie qui précède l'hibernation,
l'ours hibernant pourrait également constituer un excellent modèle pour les études portant sur la régulation de l'appétit et sur sa perte. En effet, il semblerait que la production de leptine, hormone produite et secrétée par les cellules graisseuses (adipocytes), impliquée probablement chez tous les Mammifères dans le contrôle de la satiété au niveau de l'hypothalamus, soit en phase avec les périodes d'hyperphagie (taux de leptine bas) et de jeûne (taux de leptine élevé).
Enfin, il a été montré chez les ours que les réserves lipidiques, stockées dans les adipocytes, ne dépendent pas de leur prolifération, comme c'est le cas chez les autres Mammifères, mais de leur capacité à accroître ou réduire leur volume cellulaire. Comprendre comment la prolifération des adipocytes est limitée chez les ours serait d'un intérêt évident dans les cas d'obésité extrême.
Ce tour d'horizon rapide nous montre à quel point l'ours s'avère une source de connaissances scientifiques dont les implications tant en recherche fondamentale que dans les applications médicales sont potentiellement innombrables. Il n'est bien entendu pas question de contribuer à la surexploitation des espèces d'ours à des fins médicinales, surexploitation qui constitue aujourd'hui une menace sérieuse pour leur survie non seulement en Asie mais également dans le reste du monde. Nous défendons au contraire leur préservation afin de mieux étudier leurs formidables adaptations physiologiques liées à l'hibernation qui en font des animaux insolites et uniques au sein de l'Ordre des Carnivores.
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Texte extrait de la thèse de Marie Pagès "Apport de données d'ADN nucléaire à la phylogénie et à la biologie de la conservation des ursidae" soutenue le 30 octobre 2007. Mis en ligne le 5 mars 2014.
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