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Laurent Schwartz : de la théorie des distributions au monde des Sphinx

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Laurent Schwartz : de la théorie des distributions au monde des Sphinx
La grande collection de Sphinx (des papillons de nuit) du mathématicien Laurent Schwartz [1915-2002] est conservée au Muséum de Toulouse. Elle comprend des centaines de spécimens du Brésil, des Etats-Unis et d'Asie collectés entre 1950 et 1990. Jean Haxaire, entomologiste attaché au Muséum d'histoire naturelle de Paris, nous raconte l'histoire de cette collection de sa collecte à son classement et partage avec émotion la naissance d'une magnifique amitié entre deux passionnés de Sphinx. Jean Haxaire donne une conférence au Muséum de Toulouse le jeudi 8 octobre 2015.

PREMIÈRE RENCONTRE

Portrait de Laurent Schwartz - Photographie de Philippe Lavialle, Collection Ecole Polytechnique-Palaiseau.La première fois que j’ai associé le nom de Laurent SCHWARTZ avec celui des papillons Sphingidae, c’était au retour d’une mission entomologique en Guyane Française. Je ramenais à l’époque une espèce de Sphinx non décrite, donc nouvelle pour la science, et Jean Marie CADIOU, immense spécialiste de cette famille me signalait qu’un exemplaire identique figurait dans la collection SCHWARTZ. Je connaissais ce nom, mais il n’évoquait alors pour moi que le monde des mathématiques. C’était en février 1982.

Par la suite, les conversations régulières que j’eus avec Jean Marie CADIOU me donnèrent de plus en plus envie de rencontrer le mathématicien entomologiste. Je n’ai pas eu vraiment à provoquer cette rencontre. Il m’a un jour téléphoné pour me proposer de venir voir sa collection. En fait, je dois dire qu’il ne m’a pas trop laissé le temps de répondre. Laurent avait cette particularité de passer des coups de fil très rapides, de formuler une demande et de raccrocher au milieu de votre réponse. Je crois qu’il n’aimait pas trop le téléphone, parce qu’en tête-à-tête les choses furent bien différentes.

Je suis allé le voir rue Pierre Nicole, fortement impressionné à l’idée de rencontrer un homme qui avait reçu la prestigieuse médaille Fields, équivalent du prix Nobel en mathématique, à l’âge de 35 ans pour sa théorie des distributions. J’avais 24 ans, ma passion pour les Sphinx était dévorante et je revenais juste d’une mission vénézuélienne. Laurent m’avait invité à déjeuner, puis nous avons quitté son appartement pour changer d’immeuble, et aller dans un plus petit appartement dédié exclusivement aux papillons. Dans ces lieux, se trouvaient ses quatre grandes collections, les Morpho (splendides papillons diurnes sud-américains souvent bleu-métallisé), les Papilionidae que nous appelons en France les porte-queue, les Saturniidae (famille de grands papillons de nuit qui comprend les plus grands papillons du monde) et bien entendu les Sphinx. Tout cela était rangé dans des armoires alignées dans toutes les pièces de l’appartement. Nous avons regardé ses Sphingidae pendant au moins trois heures. Laurent possédait un matériel exceptionnel, une collection de haut niveau, mais totalement désorganisée. Le pire était peut-être l’étiquetage des spécimens, souvent incomplet, parfois même totalement absent ce qui est particulièrement gênant si l’on doit envisager une étude scientifique à partir de cette collection. Je lui ai bien entendu fait part de ces impressions, en les formulant de façon moins abrupte. Ça ne l’a pas gêné du tout, il en était parfaitement conscient.

Crédit image : Laurent Schwartz “Le collectionneur de papillons”, CC BY-NC-ND Photographie de Philippe Lavialle, Collection Ecole Polytechnique-Palaiseau. (vu sur http://www.breves-de-maths.fr/collectionneur-de-papillons-et-de-structures/)

DES SPHINX DU MONDE ENTIER... SAUF D'AFRIQUE

Nous avons ensuite parlé de l’élaboration de cette collection. Laurent m’a raconté que chaque fois qu’il partait faire des conférences dans le monde (et il en faisait beaucoup), il se réservait quelques jours pour chasser les papillons. C’était même parfois dans le contrat initial. Venir rencontrer des étudiants dans une université du Vietnam ou de Chine, mais pouvoir aller allumer une lampe un soir dans un beau biotope boisé. Les autorités locales ne pouvaient pas refuser une demande émanant d’une personnalité telle que Laurent Schwartz. Cela lui permit de collecter avant tout le monde dans des endroits mythique, allant de l’Amazonie colombienne au sud de l’Inde. Laurent possédait ainsi une collection atypique. Il avait avant tout le monde des insectes d’endroits où il était pratiquement impossible de prospecter pour le commun des mortels.

De plus, il avait élaboré lors de ses voyages un réseau de correspondants qui lui envoyaient avec une grande fidélité des papillons du monde entier. Sud Brésil, État-Unis, Japon, Taïwan, Vietnam, Chine, Malaisie… mais rien d’Afrique ! Devant mon étonnement, il m’a répondu « il faut définir des limites ». Joli mot pour un mathématicien, mais incompréhensible pour le biologiste que je suis. J’étudie les Sphinx du monde, la vision globale me semble fondamentale. Nous n’en avons plus reparlé, le fait est que Laurent n’avait pas de papillon africain dans sa collection.

DES HISTOIRES D'ESPÈCES

Giganteopalpus mirabilis Malaisia femelle et mâle

Durant les mois qui suivirent notre première rencontre, nous nous sommes vus avec régularité, et Laurent me parlait de ses voyages, et de ses découvertes les plus prestigieuses, tel ce Xylophanes obscurus collecté en octobre 1956 le long du Rio Putumayo en Amazonie colombienne, ou de ce Giganteopalpus mirabilis attiré à une lampe sur Maxwell’s Hill, en Malaisie un soir de mai 1979. Je l’écoutais avec admiration, il avait eu la vie que je souhaitais avoir. Nous avons échangé nos expériences et opinions pendant des heures, je lui donnais mes points de vue taxinomiques et biogéographiques qu’il écoutait avec beaucoup de complaisance et j’aime à penser qu’une solide amitié est née de ces échanges.  
Giganteopalpus mirabilis Malaisia - femelle en haut, mâle en bas © Jean Haxaire

CLASSER LA COLLECTION DE SPHINX, UN TRAVAIL COLOSSAL

Rangement des boites à papillons Sphinx dans réserve des collections du Muséum de Toulouse

crédit image : collection SCHWARTZ conservée au Muséum de Toulouse.

Une chose m’est apparue rapidement. Laurent n’avait pas le temps suffisant à consacrer à sa passion entomologique. Il avait trop de vies. Une vie mathématique, professeur à la prestigieuse Polytechnique, membre de l’Académie des Sciences, vie parfaitement connue qui lui a valu une reconnaissance planétaire, une vie politique et militante, presque aussi connue dans l’hexagone (Laurent était un intellectuel engagé, fervent militant des droits de l’Homme, il organisait ou participait activement à toutes les manifestations de soutien aux scientifiques emprisonnés dans les pays dictatoriaux), et sa vie entomologique qui était notre point de rencontre. Il m’a alors demandé si j’étais d’accord pour déterminer, classer et organiser sa collection de Sphinx. J’ai accepté sans hésiter, et à partir de ce jour je suis venu le voir entre une et deux fois par mois, et ce quelque soit ma localisation géographique.

Nos rencontres étaient stéréotypées, j’arrivais du RER Port Royal, nous mangions ensemble le repas préparé par sa femme Marie-Hélène, nous discutions quelques heures de ses dernières captures et de mes missions entomologiques récentes, et il allait faire une sieste. J’allais dans l’appartement dédié aux collections, et je rangeais, déterminais, classais, déplaçais des milliers de papillons pendant le reste de la journée. Vers 19 heures, il passait et je lui expliquais ce que j’avais trouvé, rangé et la progression de mon classement. Ses yeux pétillaient quand je lui disais avoir localisé un spécimen prestigieux dont il ignorait l’existence, et il me demandait de suite à le voir. C’est ainsi que de 1986 à 2000, nous nous sommes côtoyés. Au fur et à mesure que sa collection s’organisait, il recevait de nouveaux spécimens qui bouleversaient mes rangements, et bien souvent je devais recommencer une armoire complète pour positionner les nouveautés de façon logique.

LAURENT PERDAIT LA VUE

... et c’était un drame pour l’amoureux des papillons qu’il était. Il avait une maladie génétique dégénérative, une rétinopathie pigmentaire qui le privait de la vision périphérique. Il me disait souvent qu’il devrait être aveugle depuis longtemps, mais que curieusement, sa maladie s’était déclenchée tardivement et n’évoluait pas trop vite. Mais cela lui a rapidement interdit l’un de ses plaisirs : l’étalage et la manipulation de ses papillons. Je m’occupais donc de cet aspect technique, ce qui me prenait un temps considérable. Chaque fois que je venais le voir, je lui portais des boites remplis de spécimens étalés, et je les intégrais à sa collection. Nous tenions à jour une base de données afin de savoir à tout moment ce qu’il possédait réellement.

UNE ESPÈCE QUI PORTE NOS DEUX NOMS

C’est en 1988 je crois que France Culture a décidé de lui consacrer un « Bon Plaisir ». C’était une émission qui faisait globalement le tour d’une personnalité. Une des trois heures de l’émission était consacrée à sa passion des Sphinx, et Laurent me fis l’immense privilège de me la confier. J’ai du ce jour là résumer sa passion en 55 minutes exactement, ce qui était totalement impossible, mais j’ai fait de mon mieux et il a aimé mes propos. Nous étions définitivement amis, et très liés. Il m’appelait « son cher Haxaire » mais raccrochait toujours le téléphone au milieu de mes réponses. La différence est que désormais je le rappelais. En 1991, je lui ai dédié l’une des plus belles espèces de Sphingidae que j’ai découvertes, un papillon venant d’Équateur oriental que je venais de collecter dans la cordillère des Andes au dessus de 2200 mètres. L’insecte est d’un vert très tendre avec des liserés roses, et son dessous est rouge carmin éclatant. Il fut nommé Xylophanes schwartzi Haxaire, 1991. Lier ainsi définitivement nos deux noms fut pour moi un grand honneur.


Xylophanes schwartzi Haxaire mâle devant et dos 

Xylophanes schwartzi Haxaire, 1991. Holotype* mâle recto (gauche) et verso (droite). Copyright Jean Haxaire.

*L’holotype est le spécimen de référence qui est à la base de la description d’une espèce nouvelle pour la science.

POUR UN CENTRE D'ÉTUDE ET DE CONSERVATION DU SPHINX

PAPILLONS Sphinx collection laurent Schwartz Muséum de Toulouse

crédit image : collection SCHWARTZ conservée au Muséum de Toulouse, CC BY-SA Muséum de Toulouse.

Sa collection était totalement rangée en 2000, je revenais souvent le voir, mais je n’avais plus besoin alors de travailler dans son appartement. Je lui portais des insectes, ses voyages se faisaient plus rares, sa santé ne lui permettait plus les longs déplacements et les conférences, encore moins les chasses de nuit. Il était très préoccupé par le devenir de sa collection. A l’époque, j’avais le projet de création d’un grand centre entomologique avec le musée de Toulouse, j’étais en pourparlers avec le directeur de l’époque, ainsi que certains des cadres actuels. L’idée était de regrouper les collections de Sphinx en un lieu unique, et d’organiser une forme de décentralisation de cette activité de recherche pour qu’elle ne soit pas que parisienne. Nous voulions faire un centre d’étude et de conservation du Sphinx, et Laurent a immédiatement souscrit au projet, qui reçut à l’époque le soutien du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris et du Natural History Museum of London. C’est ainsi qu’il décida de léguer sa collection de Sphinx au Musée de Toulouse. Il voulait absolument qu’elle continue de vivre, et mis comme clause exclusive que je puisse toujours la consulter et y travailler.

Laurent est mort en juillet 2002. Je m’y attendais, sa santé était vacillante mais le choc fut terrible. Nous avons déménagé sa collection à Toulouse quelques mois plus tard, selon sa volonté, et il n’aura jamais su que notre projet commun d’un grand « Centre toulousain du Sphingidae » était déjà abandonné. C’est un de mes plus grands regrets.

Laurent Schwartz était une immense personnalité, un être d’exception. Son intelligence aurait donné des complexes à n’importe qui. Il m’arrive même parfois de douter l’avoir ainsi connu et côtoyé. Je pense à lui chaque jour, chaque fois que j’ouvre une boite de Sphinx. Imaginer que dans la jungle équatorienne vole en ce moment des centaines de Xylophanes schwartzi me réconforte un peu.


 

Portrait de Jean HaxaireJean Haxaire, attaché au Muséum d'histoire naturelle de Paris, spécialiste des papillons de la famille des Sphingidae. Chercheur associé à l’Insectarium de Montréal (Québec) et Co-président du programme BoLD (Barcoding of Life Diversity), conseiller scientifique du Musée de République Tchèque (Sphingidae Museum, Orlov) et membre de la société entomologique de France.

Article mis en ligne le 28 septembre 2015, quelques jours avant la conférence de Jean Haxaire - Paroles d'objets : Magiques papillons de la collection Schwartz - au Muséum de Toulouse le jeudi 8 octobre. 

 

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