
Du mythe d’Icare aux avions bioinspirés
Le rêve éternel de l’Homme est de voler comme les oiseaux, avec ses propres ailes comme Icare ou avec des machines volantes soit à voilures battantes, comme celles de Leonardo da Vinci, soit à moteur, comme l’avion de Clément Ader dont les ailes s’inspirent des chauve-souris (Fig.1a). Le mot « A.V.I.O.N » qui veut dire « Appareil Volant Imitant Oiseau Naturel », trouve d’ailleurs sa racine dans le mot latin avis, oiseau.
Les ailes d’avion de génération actuelle ont des formes inspirées des ailes d’oiseaux de grande envergure mais elles ne sont pas déformables. Les mouvements de différentes parties de l’aile sont assurés par des actionnements mécaniques : des volets situés en arrière de l’aile (bord de fuite), appelés hypersustentateurs (figure 1b), assurent par leur inclinaison vers le bas une cambrure analogue à celle de l’aile des oiseaux afin d’accroître la portance, notamment lors du décollage et de l’atterrissage. Les ailerons de l’extrémité des ailes permettent la manœuvrabilité, (figure 1b) par analogie avec les ailerons des extrémités de l’aile des oiseaux (voir figure 1a). Sur les avions actuels, ces différentes parties de l’aile, volets et ailerons, sont rigides. Leur mobilité est assurée par des vérins hydrauliques/mécaniques, ce qui rajoute du poids à la structure et augmente les temps de réponse.
C’est en observant des aigles au « Rocher des aigles » à Rocamadour et sur l’île du Ramier que deux laboratoires Toulousains, IMFT et LAPLACE (Institut de Mécanique des Fluides de Toulouse et LAboratoire PLAsma et Conversion d’Energie), se sont inspirés des mouvements des ailes de ces rapaces pour élaborer des ailes d’avion déformables, constituées de plusieurs éléments contrôlés par des actions électriques.
Les oiseaux prédateurs tels que la chouette, le vautour, l’aigle, sont capables d’exploiter l’impact du vent sur leurs ailes par l’intermédiaire de leur système musculaire et nerveux, de manière à les déformer instantanément et de façon optimale. Ils font vibrer savamment leurs ailerons, plumes et plumettes afin d’augmenter leur portance en s’abattant sur leur proie : en contrôlant le mouvement (vibrations) de leurs plumes de différentes tailles, ils brisent la formation de grosses turbulences (tourbillons) formés en aval de leurs ailes en les éclatant en tourbillons plus petits, réduisant ainsi la force de frottement et les vibrations qui génèrent du bruit lorsqu’ils fondent sur leur proie. De plus, en cambrant leurs ailes vers le bas à l’aide de leur ossature, ils arrivent à augmenter la portance pour prendre leur envol ;
Les ailes « bioinspirées » sont capables de se cambrer et de vibrer à des fréquences optimales afin de modifier les turbulences qu’elles génèrent et d’accroître ainsi les performances aérodynamiques en temps réel en vol. Ces ailes d’avion, déformables et vibrantes en fonction des turbulences du vent, pourront à l’horizon 2020 être mises en service par les avionneurs et conduire à une économie du carburant de l’ordre de 1 à 2% ainsi qu’une réduction du bruit de l’ordre de 6 à 8%, notamment lors des phases du décollage et d’atterrissage, cruciales pour les zones urbaines.
Figure 1a. A gauche : ailes, ailerons et plumes de rapace – ©CNRS. A droite : photo de l’avion de Clément Ader au Musée des Arts et Métiers à Paris, (CC by SA Sharat Ganapati via Flickr)
Figure 1b. A gauche, volets de l’Airbus A320. A droite, aileron.
De l’observation à la réalisation : des exigences complexes
Tout comme les différentes parties de l’aile de l’oiseau, les ailes bio-inspirées doivent être flexibles, capables de cambrer considérablement (ordre de 20% de leur corde) et capables de vibrer à différentes fréquences. Les vibrations de basses fréquences (de l’ordre de 1 Hz) sont obtenues grâce à des matériaux électroactifs appelés « Alliages à Mémoire de Forme - AMF » (Chinaud et al, J. Fluids & Structures 2014) ; celles de plus haute fréquence (de l’ordre de 100 à 300 Hz) correspondant à la région située près du bord de fuite, sont obtenues grâce à des piézoactuateurs électroactifs intelligents. Cette association de modification de forme et du comportement vibratoire de l’aile à plusieurs fréquences est appelée « morphing électroactif hybride » (Chinaud et al, 2013, Scheller et al, 2016, Solid state phenomena). Des prototypes d’ailes ont fait l’objet d’expérimentations détaillées en soufflerie afin d’analyser leur comportement, d’étudier le comportement des tourbillons turbulents et d’optimiser les actionnements pour accroître les performances aérodynamiques. Les matériaux électraoctifs intelligents mis en œuvre doivent être capables de supporter les efforts exercés par l’air sur la surface portante. Un premier prototype de volet déformable a été réalisé en matériau composite (Chinaud et al, 2014) incluant des fils d’AMF constitués d’alliage Titane-Nickel. Par passage d’un courant électrique, les fils situés en partie supérieure de la surface du volet sont chauffés à 80° environ (transformation de l’énergie électrique en énergie thermique par « effet Joule ») produisant une déformation de la structure et une cambrure de la surface solide à plus de 10% de la corde, bien plus importante que celle obtenue avec des systèmes non électroactifs.
En refroidissant par ailleurs la rangée des AMF de la partie inférieure du volet, on obtient le retour vers la forme initiale. Des études menées sur des matériaux piézoélectriques de nouvelle génération ont réussi à reproduire des vibrations de plus haute fréquence comme celles observées sur les plumes d’oiseaux, avec de très faibles déformations de l’ordre de quelques millimètres. En utilisant une intensité électrique différente pour actionner chacun de ces éléments, on peut créer également une ondulation progressive le long de l’envergure de l’aile, en imitant ainsi le mouvement différencié des plumes.
Amélioration des turbulences
A l’aide des vibrations du bord de fuite opérées par les piézoactuateurs, les gros tourbillons (figure 4) se transforment en structures tourbillonnaires de plus petite taille et d’émission temporelle moins régulière, ayant pour effet de réduire l’énergie véhiculée dans le sillage de l’aile et de détruire également ceux de tourbillons de plus petite taille qui tournent en sens opposé. Le résultat final est un amincissement considérable de la région proche du sillage.
Figure 2. Aile d’avion de type A3xx instrumentée à l’aide d’Alliages à Mémoire de Forme (AMF) et de piézo-actuateurs de type Micro-Fiber-Composites (MFC) .
Figure 3. A gauche. Ondulation de larges longueurs d’onde – ailes de raie Manta. A droite : prototype du volet hypersustentateur d’une aile Airbus A320 en morphing bio-inspiré (LAPLACE), de corde de l’aile de 70cm, Jodin et al, 2017. L’image de droite est une vidéo.
Figure 4 : Formes tourbillonnaires organisées en aval d’une aile d’avion obtenues en soufflerie. Courbe du haut sans morphing. En bas : Eclatement tourbillonnaire par effet du morphing obtenu par vibration piezoélectrique du bord de fuite de l’aile à la fréquence de 60 Hzet rétrécissement du sillage.
De plus, par cet éclatement tourbillonnaire, on arrive à détruire simultanément des ondes acoustiques formées par le passage des tourbillons cohérents. Chacun de ces tourbillons correspond à une fréquence d’émission caractérisée par une amplitude plus ou moins grande. Plus "gros" est le tourbillon, plus faible est sa fréquence d’émission. Par l’éclatement des tourbillons cohérents grâce au morphing, nous arrivons à atténuer considérablement les ondes de pression qui sont sources de bruit, notamment en phases de décollage et d’atterrissage. L’interaction de plus petits tourbillons générés par le morphing du bord de fuite avec les plus gros tourbillons cohérents atténue la régularité d’émission de ces derniers et réduit l’amplitude de l’énergie spectrale associée aux fréquences de ces tourbillons, ce qui réduit le bruit comme dans le cas des oiseaux prédateurs. On arrive ainsi à manipuler la turbulence pour renforcer les tourbillons bénéfiques et atténuer ou supprimer les néfastes. A titre d’exemple, une plage optimale de fréquences de vibration des lamelles piézoactives est entre 60 et 90 Hz . En associant à ces effets du morphing, ceux de la grande cambrure obtenus par les AMF, on augmente l’intensité de tourbillons contribuant à la portance en renforçant la surpression en dessous de l’aile (intrados) et la dépressionau dessus de l’aile (extrados) (figure 5).
Figure 5. Image schématique de l’effet de portance et des structures tourbillonnaires le long des « zones de mélange turbulent » en aval de l’aile.
Figure 6b. Image de vidéo issue des expériences autour du prototype en morphing bio-inspiré de l’aile A320 élaboré au LAPLACE – analyse et modification des structures turbulentes par expériences en soufflerie S4 de l’IMFT A supprimer aussi ?
Nos études récentes sur une aile de type Airbus-A320 ont prouvé qu’en associant à l’augmentation de la cambrure celle de vibrations optimales par les piézoactuateurs, nous arrivons à augmenter davantage la portance de l’ordre de 3% par rapport aux effets de la cambrure seule. On s’inspire donc une fois de plus du vol des oiseaux prédateurs qui fondent sur leur proie en réussissant une sur-augmentation de leur portance, alors que leur vitesse est encore faible), en associant à la cambrure des mouvements « savants » de leurs plumes et plumettes. Il existe un descriptif détaillé de nos concepts du morphing bio-inspiré sur la plate-forme www.smartwing.org.
La comparaison avec les oiseaux prédateurs est cependant qualitative car leur vitesse, pouvant atteindre 250 à 300 Km/h maximum n’est comparable qu’au tout début de la phase de décollage et de la fin de celle d’atterrissage d’un avion, qui atteint en phase de croisière des vitesses de l’ordre de 850 à 900 Km/h. Il s’agit donc d’une « bio-inspiration » et non pas de « bio-mimétisme » en ce qui concerne nos études du morphing qui doivent adapter les concepts mis en œuvre pour supporter les efforts dus à la grande vitesse et pour pallier de nouveaux phénomènes instables dus à la compressibilité de l’air en grande vitesse. Ces phénomènes, négligeables en phases de vol de décollage/atterrissage deviennent prééminents lorsque le rapport entre la vitesse de l’écoulement et celle du son dépasse un ordre de grandeur de 0.3. Ce rapport est le nombre de Mach. Pour les avions civils en vol de croisière, ce nombre est situé entre 0.73 à 0.8 et correspond au régime dit « transsonique ». A cause de la forme de l’aile qui produit une accélération de l’écoulement au dessus de l’ extrados jusqu’à une certaine distance du bord d’attaque, puis une détente, les couches d’air se replient sur elles-mêmes et forment une onde de choc. Pour un nombre de Mach compris entre 0.7 et 0.8, il a été démontré par de nombreuses études aérodynamiques que cette onde de choc peut développer une instabilité de basse fréquence de l’ordre d’une centaine de Hz qui se déplace le long de l’extrados, pour des ailes de type Airbus A320.
Cette instabilité, d’origine fluide, connue sous le terme d’instabilité du tremblement en régime transsonique est source d’augmentation de la résistance au vent. De plus, elle pourrait être le facteur déclencheur d’une autre instabilité d’origine structurale, produite par un échange d’énergie fluide-structure dans ce même créneau du nombre de Mach, le flottement aéroélastique, qui ne pourrait pas s’amortir et conduirait (si elle survenait) à une cassure de l’aile. Cette dernière instabilité se développe à des échelles de temps très rapides qui ne permettraient pas de diminuer à temps la vitesse de l’avion afin de sortir du créneau du nombre de Mach critique. Il convient donc d’atténuer, voire de supprimer l’instabilité du tremblement et de ce fait, diminuer le bruit également, dû aux ondes acoustiques produites par le mouvement de l’onde de choc.
Le morphing électroactif est capable d’agir en ce sens, comme nous l’avons étudié par simulations numériques au sein des équipes de l’IMFT et LAPLACE, en modélisant et optimisant la vibration et la déformation des mini-piézoactuateurs de la région du bord de fuite. Nous manipulons ainsi les tourbillons créés dans cette zone, ceux-ci ayant des fréquences plus élevées que celles des régimes de basse vitesse. Elles sont de l’ordre de 500 à 2000 Hz en ce qui concerne les tourbillons capables de produire un effet de rétroaction (« feedback ») vers l’amont, dans la région de l’onde de choc. En manipulant ainsi d’une façon optimale la turbulence en aval de celle-ci, on obtient par rétroaction des effets bénéfiques sur l’instabilité du tremblement.
Figure 7. Atténuation considérable de l’instabilité du tremblement à l’aide du morphing du bord de fuite en régime transsonique autour d’une aile d’avion A320 en nombre de Mach de 0.78 correspondant à la phase de croisière.
Nous avons ainsi obtenu une atténuation pratiquement totale de l’instabilité du tremblement sous certaines conditions de vibration et de déformation de ces « patches piézoélectriques » (figure 7) pour des vitesses réelles du vol de croisière. Pour l’ensemble des simulations numériques, nous avons utilisé le code de calcul NSMB, Navier-Stokes MultiBlock, fruit d’un consortium européen auquel participe l’IMFT. Nos concepts du morphing bio-inspiré sont validés par des expériences en soufflerie sur des maquettes bien plus grandes, proches des tailles réelles, au sein du projet européen SMS « Smart Morphing and Sensing for aeronautical configurations », en collaboration avec Airbus, dans le cadre des programmes européens de l’Horizon H2020, www.smartwing.org/SMS/EU. Le tandem LAPLACE-IMFT a construit une maquette d’aile d’avion de type A320 de grande taille (corde de 2m 40), dont le volet hypersustentateur en morphing a une corde de 1m, proche de la taille réelle. Ce volet en morphing bio-inspiré sera étudié dans la grande soufflerie[1] S1 de l’IMFT très prochainement,
Figure 9. Prototype d’aile d’avion de type A320 avec volet hypersustentateur de corde de 1m dans la soufflerie S1. Mesures pour la phase de décollage.
Références
- G. Jodin, V. Motta, J. Scheller, E. Duhayon, C. Döll, J.F. Rouchon, M. Braza , « Dynamics of a hybrid morphing wing with active open loop vibrating trailing edge by time-resolved PIV and force measures », Journal of Fluids and Structures, available online 13 July 2017, https://doi.org/10.1016/j.jfluidstructs.2017.06.015.
- J. Scheller, G. Jodin, K.J. Rizzo, J.F. Rouchon, E. Duhayon, M. Triantafyllou, M. Braza, “A combined smart-materials approach for next-generation airfoils”, Solid State Phenomena, 251, 2016.
- J. Scheller, M. Chinaud, JF. Rouchon, E. Duhayon, S. Cazin, M. Marchal, M. Braza “Trailing-edge dynamics of a morphing NACA0012 aileron at high Reynolds number by time-resolved PIV”, J. Fluids & Structures, 55, pp. 42–51, (2015).
- M. Chinaud, J. Scheller, J.F. Rouchon, E. Duhayon, M. Braza (2013) « Hybrid electroactive wings Morphing for aeronautic applications», Solid State Phenomena 198, pp. 200-205.
- M. Chinaud, J.F. Rouchon, E. Duhayon, J. Scheller, S. Cazin, M. Marchal, M. Braza “Trailing-edge dynamics and morphing of a deformable flat plate at high Reynolds number by time-resolved PIV”, J. Fluids and Structures, 47, pp. 41-54, (2014).
- D.M. Zilli « Numerical Simulation and modeling of morphing deformation on a supercritical airfoil wing at high Reynolds number, Projet de fin d’Etudes et Master , ENSEEIHT-INPT, 4 septembre 2015.
- E. Deri, M. Braza, S. Cazin, E. Cid, C. Degouet, D. Michaelis, “Investigation of the three-dimensional turbulent near-wake structure past a flat plate by Tomographic PIV at high Reynolds number”, J. of Fluids and Structures, 47, pp. 21-30, 2014.
- A. Othonos, “Fiber Bragg gratings” ,Review of Scientific Instruments, 68, 4309-4341 (1997), DOI http://dx.doi.org/10.1063/1.1148392
- Film réalisé par le CNRS sur ces travaux : https://lejournal.cnrs.fr/videos/les-ailes-du-futur
- Plateforme de recherche sur le morphing www.smartwing.org : IMFT, LAPLACE, ISAE, ONERA, Institut de mathématiques de Toulouse (IMT), ICA.
- Smart wing design through turbulence control : science imitating nature: http://sse.royalsociety.org/2014/smart-wing-design/
[1] Soufflerie de type Eiffel, de section - test de 2,40m, inaugurée an 1937, de très faible niveau de turbulence, faisant partie du patrimoine du 21è siècle. Inaugurée en 1937, elle est classée monument historique du 21è siècle.
Article rédigé par Marianna Braza1et Jean - François Rouchon2 et mis en ligne le 24 novembre 2017
1Institut de Mécanique des Fluides de Toulouse – UMR CNRS-INPT-UPS N° 5502
2 Laboratoire de Plasma et Conversion d’Energie – UMR CNRS-INPT-UPS N° 5213