
CC by-sa Elsa Van Hees, Muséum de Toulouse
Manger : une évidence mais à quoi cela sert-il vraiment ?
« Il faut manger pour vivre» disait l'Avare dans Molière, que personne ne peut contredire à ce sujet ! Mais quels sont en réalité nos besoins nutritionnels ?
Maintenir son équilibre alimentaire consiste à ingérer une quantité de calories suffisante pour compenser ses dépenses énergétiques. On pense à tort que ces calories sont essentiellement consommées lors de l'activité physique. Or, la majeure partie est consacrée au maintien de nos fonctions vitales (respiration, battements du cœur, thermorégulation...) ainsi que pour la digestion elle-même ! Ces processus automatiques prélèvent sur les calories ingérées une part incompressible appellée métabolisme basal. Cette «taxe» énergétique varie selon l'âge, le sexe, et selon des caractéristiques individuelles, en partie dépendantes de nos gènes.
L'énergie non consommée par le métabolisme basal constitue un pool disponible pour nos activités physiques et intellectuelles. Si celles-ci sont insuffisantes (ou nos repas trop copieux !), ce reliquat énergétique est stocké sous forme de sucre de réserve dans le foie et le muscle et sous forme de graisses dans le tissu adipeux (triglycérides et cholestérol). Cette capacité de mise en réserve nous servait autrefois à affronter les famines dont nous étions régulièrement victimes, mais dans notre société d'abondance cette propriété est devenue un facteur de surpoids voire d'obésité.
En théorie, nous avons donc 3 moyens pour lutter contre ce problème :
- Adopter une alimentation moins riche (moins de gras, moins de sucre)
- Faire du sport de façon régulière
- Alourdir la «taxe énergétique » prélevée par le métabolisme basal
Les 2 premières stratégies ont fait leur preuve depuis longtemps, c'est pourquoi les médecins les conseillent en premier lieu…. Mais pourquoi n'évoque-t-on jamais la 3ème solution qui, compte tenu du caractère très «énergivore» du métabolisme basal, serait pourtant la plus efficace ? C'est que sa mise en œuvre est complexe car les performances du métabolisme basal sont génétiquement déterminées. Voilà qui rend sa manipulation quelque peu délicate…
Le métabolisme est déterminé génétiquement
Depuis la révolution génétique des années 60, les scientifiques pensaient que l'obésité ainsi que les autres troubles du métabolisme étaient liés à la mutation de gènes (ce qui avait déjà pour mérite de faire taire les discours culpabilisants sur « les gros » !).
Or, depuis environ 10 ans, les travaux concertés des épidémiologistes et des généticiens ont démontré que ces troubles métaboliques étaient corrélés non pas à des mutations mais à d'autres types de modifications de gènes : En résumé, leur séquence ADN est normale mais ils sont jalonnés de signaux chimiques qui les rendent actifs ou silencieux ! Ces processus qui ne modifient pas l'information des gènes mais l'accès à cette information sont regroupés sur le terme de processus épigénétiques ou Epigenèse.
Photo : Ces 3 souris possèdent le même gène codant pour la couleur du pelage. Cependant, suivant l'activité de ses marques épigénétiques dans les cellules du pelage, il peut être exprimé (brun), partiellement exprimé (chimérique brun et jaune) ou éteint (jaune) (© E. Whitelaw, Australie)
C'est quoi l'épigenèse ?
Ce que l'on appelle un gène codant est un gène qui permet la fabrication d'une protéine : c'est un sorte de plan de montage pour cette protéine. Or l'ADN est immobilisé dans le noyau de la cellule alors que toutes nos protéines sont fabriquées hors du noyau, dans le cytoplasme. Le plan de montage doit donc être reproduit en une copie mobile appelée ARN messager à partir duquel sera synthétisée la protéine dans le cytoplasme. L'ensemble de ces étapes correspond à ce que l'on appelle l'expression d'un gène. Elle dépend avant toute chose de la fabrication du messager qui ne peut avoir lieu que si la séquence du gène est accessible à la machinerie de copie. Ainsi, le contrôle de l'expression des gènes se fait essentiellement par la modulation de cette accessibilité.
Schéma des différents étapes de l'expression d'un gène, de l'ADN à la protéine en passant par l'ARN messager. CC by-sa Valérie Mills.
Or, en général, l'accès aux gènes est difficile et ce pour une raison assez simple. Nos 46 chromosomes mis bout à bout représentent une longueur totale de plus d'un mètre qu'il faut faire tenir dans un noyau de 5µm de diamètre (5.10-6m). Pour cela, la cellule dispose d'un système qui assure la compaction de l'ADN tout en laissant la possibilité à chaque gène de s'exprimer. Ce système est basé sur le partenariat entre l'ADN et des protéines particulières, les histones, l'ensemble constituant la chromatine. Le rôle des histones est de faire varier le degré de compaction de l'ADN et l'accessibilité aux gènes, mais elles permettent également d'orchestrer des programmes génétiques en regroupant les différentes parties du génome dont l'expression doit être coordonnée ou au contraire co-reprimée. Ainsi, modifier le mode d'interaction entre les histones et l'ADN permet de donner la parole aux gènes ou de les faire taire.
Schéma La chromatine active et l'épigénétique. D'après le schéma -Copyright Sylvie Dessert- article "Les marqueurs de l'épigénétique", revue La Recherche n°463 - avril 2012 - p45.
Schéma La chromatine inactive et l'épigénétique. D'après le schéma -Copyright Sylvie Dessert- article "Les marqueurs de l'épigénétique", revue La Recherche n°463 - avril 2012 - p45.
Concrètement, le marquage épigénétique correspond au transfert de petits groupements chimiques (méthyl ou acétyl) soit sur les histones soit directement sur l'ADN. Or les molécules qui fournissent ces groupement proviennent de l'environnement y compris des nutriments. De cette façon, l'alimentation influence l'expression de nos gènes et ce contrôle débute dès notre conception en fonction de l'alimentation maternelle.
De la conception à la naissance, l'épigenèse veille au grain
L'épigenèse se déroule très tôt pendant notre vie intra-utérine et se décline sous 2 aspects. Le premièr est un marquage du génome commun à tous les êtres humains, indispensable au développement de l'embryon. Le second est beaucoup plus personnel et témoigne des influences percues par l'embryon, c'est à dire les stimulations qui lui parviennent au travers du ventre maternel mais aussi ce qu'il capte au travers de la barrière placentaire
L'épigenèse est nécessaire à la formation du fœtus
Les premières marques épigénétiques se mettent en place rapidement après la conception. Elles sont généralement très stables et assurent le bon déroulement des étapes menant de l'œuf à l'organisme complexe que nous sommes. En effet, chacun de nous est composé de plusieurs dizaines de types cellulaires qui assurent chacun une fonction spécialisée : transport de l'oxygène par les globules rouges, contraction des cellules musculaires cardiaques, éveil et communication grâce aux neurones etc… Or, ces diverses catégories cellulaires sont issues d'une seule cellule, l'œuf, qui contient toutes les informations requises pour la construction de l'ensemble du corps. On dit de cette cellule qu'elle est pluripotente : en présence de signaux appropriés elle peut produire n'importe quel type de cellule spécialisée.
Pour éviter une construction «anarchique» toutes les informations disponibles dans l'œuf ne s'expriment pas en même temps. Pour que les spécialisations cellulaires se fassent au bon moment et au bon endroit, les gènes nécessaires à l'établissement de chaque identité cellulaire doivent être sélectionnés positivement dans le type cellulaire correspondant. A l'inverse, les gènes menant à une autre identité doivent être définitivement verrouillés. Le rôle du marquage épigénétique est d'établir de façon progressive et ordonnée ce balisage du génome. Ce type de marquage est irréversible et la transformation d'un type cellulaire en un autre est impossible : c'est grâce à ce processus que dans notre corps il y a "une place pour chaque chose et chaque chose à sa place"
Bébé suit le même régime que Maman : prédisposition aux maladies métaboliques
Un second niveau d'épigenèse débute à partir du 3ème mois de grossesse au moment où les échanges foeto-maternels s'établissent au travers de la barrière placentaire. A partir de ce stade, la croissance fœtale dépend uniquement des ressources maternelles et bébé partage tous ses repas avec maman…De cette façon, il mesure en permanence les paramètres de l'environnement dans lequel sa mère évolue.
Si une femme est exposée à la famine durant sa grossesse, son enfant doit s'adapter aux faibles ressources dont dispose sa mère. Cette adaptation se met en place rapidement par la régulation de gènes qui permettra au fœtus de mieux absorber les nutriments qui lui parviennent, d'en extraire l‘énergie maximale tout en réduisant la «taxe énergique» du métabolisme basal. Cette reprogrammation du métabolisme se fait par épigenése. Elle permet au fœtus d'anticiper les conditions difficiles auxquelles il sera exposé à la naissance et d'estimer les compétences de sa future mère à assurer son allaitement. Cette adaptation permet à la grossesse de se poursuivre jusqu'à son terme en affectant le moins possible à la fois la santé de la mère et celle de l'enfant. Elle a pour conséquence un retard de croissance in utero et un faible poids de naissance. On aurait alors tendance à vouloir suralimenter ce bébé fragile mais pour ce surdoué du rendement énergétique, cette manne alimentaire va se traduire par un gain de poids excessif conduisant à l'obésité.
Gravure :The Sketch of a Woman and Children represents Bridget O'Donnel.Public Domain via wikimedia.
L'épigenèse ne connaît pas la barrière des générations !
En principe, le nouveau-né conserve toute sa vie son paysage épigénétique de naissance. Ce profil est inscrit dans toutes ses cellules y compris celles qui sont destinées à fournir les gamètes, spermatozoïdes chez le garçon et ovules chez la fille. Ces cellules se spécialisent afin de se reconnaître et se compléter au moment de la fécondation. Leur fusion est destinée à former un nouvel œuf à l'origine d'un nouvel individu. En principe, toutes les marques épigénétiques que portent ces gamètes doivent être rapidement effacées après la fécondation de façon à ce que l'œuf retrouve un état de pluripotence et soit capable de redémarrer le programme de développement embryonnaire. Ce retour dans un état épigénétique «naïf » paraît indispensable également pour que chaque nouvel individu puisse inscrire son histoire personnelle dans ses gènes. Pourtant, des études épidémiologiques ont donné des résultats tout à fait inattendus: les marques pouvaient être transmises sur 3 générations chez l'homme (et même 4 générations chez la souris). Plusieurs études à grande échelle réalisées par des équipes indépendantes dans différents pays montrent une forte incidence de diabètes et d'obésité chez les enfants et petits enfants d'hommes et de femmes ayant vécu durant la première moitié du XXe siècle et ayant subi des famines ou des périodes de restriction. Il semble donc évident que toutes les marques épigénétiques ne sont pas effacées. Ces marques épigénétiques «résistantes» seraient localisées dans des régions riches en séquence de types transposons. Ces séquences qui ne codent pas pour des protéines peuvent cependant produire des ARN, appelés ARN non codants, qui servent aussi à réguler l'expression du génome. Ils constituent d'ailleurs un autre aspect de la régulation épigénétique…mais ceci est une autre histoire que vous pourrez lire (ou relire) dans l'article théma intitulé De l'ADN viral piégé dans notre génome d'avril 2013.
Sachant maintenant ce qu'est l'épigenèse, nous verrons dans le second épisode comment nous pouvons entretenir un bon «capital » épigénétique ou corriger un profil « à risque ».
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Article rédigé par Valérie Mils, Maître de conférence en Biologie du développement -Centre de Biologie du développement - Université Paul Sabatier à Toulouse. Mis en ligne le 29 mai 2013 à l'occasion de la quinzaine du goût.
Références d'articles disponibles à la médiathèque adultes Cartailhac et une sélection de liensTélécharger (PDF)