
Médaille d'or © CNRS
Un parcours rondement mené

Portrait de Margaret Buckingham © M. Buckingham
Enfin une médaille d'Or pour une femme !
Le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) est né le 19 Octobre 1939, soit six semaines après le début de la Seconde Guerre mondiale, pour répondre à l'idée qui prévalait alors selon laquelle un pays est fort quand il a une recherche forte ! A sa création, le CNRS comptait une centaine d'agents. Actuellement ce sont plus de 32 000 personnes qui exercent leurs activités dans tous les domaines de la connaissance au sein de la plus importante institution de recherche en Europe. Une vingtaine de médaillés Fields et de Prix Nobel ont été employés par le CNRS. Le CNRS sait aussi honorer ses agents :
chaque année depuis 1954, il décerne une médaille d'or, une quinzaine de médailles d'argent et une quarantaine de médailles de bronze à ses chercheurs travaillant en France. Il récompense également ses ingénieurs, ses techniciens et son personnel administratif en leur octroyant, depuis 1992, le « cristal » du CNRS. Le tableau des récompenses a été complété en 2011 par la médaille de l'innovation qui couronne une recherche exceptionnelle sur le plan technologique, thérapeutique, économique ou sociétal.
C'est le 18 septembre 2013 que Margaret Buckingham a appris qu'on lui décernait la médaille d'Or 2013. C'est un grand bonheur pour tous et … toutes car
depuis 1954 Margaret n'est que la troisième femme à laquelle cette prestigieuse distinction est attribuée. Avant elle, l'
égyptologue Christiane Desroches-Noblecourt qui contribua entre autre à sauver les monuments de Nubie, l'a reçue en 1975 et la très brillante
embryologiste Nicole Le Douarin en 1986. C'est quand même peu quand on sait que
les femmes représentent près d'un tiers des l'ensemble des chercheurs du CNRS et qu'elles sont 42% en sciences biologiques !
La médaille sera remise à Margaret Buckingham lors d'une de cérémonie qui se tiendra pour la première fois en public, le jeudi 14 Novembre 2013. Ce sera à l'occasion de l'ouverture des «
Fondamentales », un nouveau forum du CNRS entièrement consacré aux sciences et conçu pour dialoguer avec les scientifiques, partager leur curiosité et découvrir les innovations émanant de leurs recherches.
D'une cellule unique, l'œuf, à la formation du muscle
Depuis toujours,
Margaret Buckingham s'intéresse aux processus qui permettent à cette cellule unique résultant de la fécondation d'un ovule par un spermatozoïde de donner tous les tissus spécialisés composant un organisme vivant. Cette première cellule se divise et donne deux cellules identiques qui se divisent à leur tour en donnant chacune deux cellules identiques et ainsi de suite pour encore quelques divisions.

Stades précoces du développement chez la souris. L'œuf fécondé (en haut à gauche) se divise plusieurs fois (stade 2 cellules, stade 4, stade 8 et morule) avant d'atteindre le stade blastocyte (en bas à droite) qui s'implante dans l'utérus. Jusqu'à ce stade, chacune des cellules est identique aux autres et conserve ses capacités à pouvoir se différencier dans tous les types de tissus. © M. Cohen-Tanoudji
La particularité de ces cellules est d'être
pluripotentes, c'est à dire de conserver la propriété de pouvoir donner naissance à tous les types cellulaires. Mais rapidement, au fur et à mesure des divisions, les cellules, même si elles ont le même ADN, ne restent plus identiques les unes aux autres, leurs potentialités se restreignent et elles adoptent un destin différent. En effet,
chaque cellule, en fonction de sa position et de son microenvironnement dans l'embryon, interprète son programme génétique d'une manière qui lui est propre : certains gènes s'allument, d'autres s'éteignent, de sorte que
chacune perd sa « pluri-potentialité » d'origine et se « différencie » pour devenir une cellule spécialisée, telle une cellule musculaire squelettique, une cellule cardiaque, une cellule nerveuse, une cellule intestinale, etc…
Les recherches de Margaret Buckingham ont porté sur les processus de différenciation qui permettent la formation des muscles (myogenèse) et du cœur (cardiogenèse) ainsi que sur la caractérisation des cellules souches à l'origine de ces tissus.

Photo de lignées de cellules en culture : on peut prélever des cellules de l'embryon au stade blastocyste (dernier stade de développement avant l'implantation, cf figure précédente), les faire pousser dans des boîtes de culture et établir ainsi des lignées de cellules pluripotentes, toutes identiques, et en nombre illimité. Ce sont les fameuses lignées ES, pour Embryonic Stem cells. © M. Cohen-Tannoudji.
Margaret a étudié comment s'effectuait le contrôle de l'expression de deux familles de protéines essentielles à la contractilité musculaire, les actines et les myosines. Son laboratoire a été parmi les premiers dans les années 1990 a montré comment le programme de différenciation musculaire se met en route dans l'embryon de souris et le rôle fondamental du facteur myogénique Myf5 dans ce processus. Si on empêche l'expression de ce facteur, les cellules ne produisent pas de muscle et adoptent d'autres destins tissulaires.

Cellules exprimant le marqueur myogénique Myf 5 dans un embryon de souris âgé de 11,5 (à gauche) ou de 14,5 jours (à droite). © S. Tajbakhsh
Quand des cellules souches musculaires au repos s'activent, prolifèrent et régénèrent les muscles lésés
Pour approfondir l'étude des mécanismes de différenciation musculaire, Margaret s'est intéressée, au début des années 2000, à une
population de cellules présentes dans les masses musculaires et au rôle d'un autre facteur myogénique, Pax3, dans leur destin. Ces cellules sont douées de nombreuses propriétés qui font d'elles d'authentiques cellules souches : chez l'embryon et le fœtus, elles prolifèrent et ce sont elles qui contribuent à la formation des muscles. Ces cellules sont observées après la naissance. Chez l'adulte, on les appelle cellules satellites en raison de leur position sous la lame basale qui entoure la fibre musculaire.

Les cellules satellites sont localisées en périphérie d'une fibre musculaire multinuclée (sur le schéma, noyaux gris-bleu ; sur la photo, noyau bleus). Les cellules satellites expriment le marqueur myogénique Pax7 dans leur noyau (flèche sur la photo). Ces cellules souches musculaires fournissent l'essentiel du réservoir de croissance et de régénération chez l'adulte et sont capables de prolifération et de différenciation après activation (d Bentzinger et al. 2013
©2012 Cold Spring Harbor Laboratory Press
pour le schéma et Sakai et al. 2013 pour la photo).
Elles sont normalement « dormantes », au repos, mais elles peuvent être activées, proliférer et se différencier pour contribuer à l'augmentation de la masse musculaire en cas d'exercice physique intense ou pour réparer ou remplacer des fibres blessées. Ce faisant, elles s'auto-renouvellent pour reconstituer le réservoir de cellules satellites en sommeil. Chez les personnes âgées, ces cellules souches en réserve n'ont plus la même capacité à se multiplier et ceci contribue à la diminution de la masse musculaire d'un corps vieillissant.
Malheureusement, chez l'adulte, ces cellules sont en nombre très faible ce qui ne permet pas d'envisager de manière aisée leur utilisation dans des approches de thérapie cellulaire, c'est à dire de greffes au cours desquelles des cellules saines viennent remplacer des cellules défectueuses ou disparues. En revanche, dans l'embryon de souris, les cellules souches musculaires sont maintenant très bien caractérisées.

Les facteurs myogéniques Pax3 et Pax7 sont requis pour la formation des muscles squelettiques. La photo montre, en bleu, les muscles thoraciques d'un embryon de souris âgé de 13,5 jours. Comparé au contrôle (g), l'absence du facteur myogénique Pax 3 seul (h) ou de Pax3 et Pax 7 simultanément (i) perturbe la formation de ces muscles. D'après Relaix et al. 2005.
Elles peuvent être prélevées, isolées, purifiées et réimplantées chez une souris adulte atteinte de maladies musculaires. Toujours chez la souris, il est également possible d'utiliser pour ce type de greffe une troisième stratégie : elle consiste à utiliser des cultures de cellules pluripotentes ou lignées de cellules ES isolées à partir de l'embryon précoce (voir la légende de la photo présentant des cellules en culture). Cette technique est encore plus intéressante car ainsi établies en culture ces cellules pluripotentes sont en quantité illimitée. De plus, en utilisant le milieu de culture approprié, ces cellules peuvent être induites à devenir des cellules progénitrices du muscle.
Chez l'Homme, une quarantaine de maladies héréditaires touchant le muscle a été décrite à ce jour. Certaines pourraient être guéries, en théorie, par ce type de greffe. Mais à l'heure actuelle, les recherches dans le domaine des cellules souches, en particulier des cellules souches embryonnaires, soulèvent un grand nombre de
questions éthiques complexes et demeurent soumises à une législation très stricte, tant au plan national qu'international.
Des applications médicales concrètes pour un autre muscle, le cœur
L'équipe de Margaret s'est aussi attaquée à l'étude de la fabrication d'un autre muscle, le cœur. Dans les années 2000, son équipe observe le développement du cœur chez la souris et découvre une population de cellules qui contribuent à la fois à la formation du pôle artériel et du pôle veineux.
Ces deux pôles étant situés à l'opposé l'un de l'autre, personne ne soupçonnait ce fait majeur d'organogenèse ! Or, en France près d'1% des nourrissons naissent avec une malformation cardiaque. Dans un tiers des cas, c'est le pôle artériel qui est en cause et les chirurgiens interviennent avec succès. Cependant, dans certains cas, l'opération échoue. Margaret a suggéré que le problème pouvait venir du pôle veineux puisqu'il était fabriqué à partir du même pool de cellules que celles qui colonisent le pôle artériel. Les chirurgiens ont donc réexaminé le cœur des nourrissons qui n'avaient pas survécu et l'hypothèse de Margaret Buckingham s'est révélée correcte.
Depuis, les protocoles opératoires ont été repensés et plusieurs vies ont été sauvées. Voilà une magistrale illustration de retombées inattendues : des applications imprévisibles auxquelles peut donner lieu une recherche fondamentale.
Ce résumé très bref du parcours et des travaux de Margaret Buckingham montre bien que l'avancée d'un domaine de recherches est un long processus nécessitant des infrastructures adaptées, des techniques en perpétuelle évolution mais surtout des équipes compétentes. L'attribution de la médaille d'Or est l'occasion pour Margaret Buckingham, comme elle l'a souligné dans une interview récente
(
France Inter, la Tête au carré 15/10/13)
, de remercier l'ensemble des acteurs qui ont contribué au fil des ans à ses découvertes. Elle remercie en particulier les jeunes, qu'ils soient « thésards » ou « post-docs », venant de tous les pays et qui sont le nerf de la guerre : toujours motivés et plein de bonnes idées, c'est l'échange permanent avec eux et leurs travaux qui font avancer la recherche. Même si elle lui est remise personnellement, pour Margaret Buckingham « la médaille d'Or est donnée à tout ce monde-là ».
Article rédigé par Dominique Morello (chercheuse CNRS, détachée au Muséum de Toulouse). Mis en ligne le 13 novembre 2013.