
À la une : Silure (Source AdobeStock, Kletr)
Opportuniste avant tout
La plupart des informations existantes sur le régime alimentaire des silures de différentes tailles et vivant dans différentes zones géographiques révèle la très grande plasticité alimentaire et le caractère opportuniste de ce poisson. La liste des proies susceptibles d’être ingérées par les silures est extraordinaire de diversité. Les poissons constituent la base de son régime alimentaire. Viennent ensuite des insectes, des mollusques, des écrevisses, des amphibiens, des tortues, des oiseaux, des mammifères, bref vous l’aurez compris de très nombreux représentants du monde animal.
Des végétaux et même du minéral, des cailloux sont aussi régulièrement observés dans les contenus stomacaux de silures. Ils ne sont pas volontairement ingérés mais « aspirés » lorsque le silure, proche de sa proie, ouvre brutalement sa gueule. C’est le cas, par exemple d’un silure qui capture une écrevisse sur le fond de galets d’une rivière.
Silure (Source : Camille Musseau)
Dans les rivières françaises, le silure dont la taille peut dépasser 2,5 mètres est deux fois plus gros que les plus grands prédateurs natifs, comme le brochet. Cette taille lui donne la possibilité de s’attaquer à des proies conséquentes. Avec la colonisation des rivières par les silures, les plus grosses carpes (taille > 40 cm) qui avaient atteint une taille refuge vis-à-vis des autres prédateurs ou les espèces, comme le saumon ou l’alose, qui n’avaient pas ou peu de prédateur à l’état adulte en eau douce du fait de leur grande taille sont devenues des proies potentielles.
Les silures sont aussi charognards : côtes de moutons, os de poulet, peau de sanglier… autant d’observations inattendues issues de l’analyse de leurs contenus stomacaux. Doté d’un arsenal sensoriel très performant adapté aux milieux souvent très troubles qu’il occupe, le silure est très réactif aux fortes odeurs laissées par ce type d’aliments. Certains pêcheurs, qui connaissent cette prédisposition, utilisent d’ailleurs, avec un certain succès, des tripes de poulets comme appât pour les capturer.
Le silure peut être aussi cannibale, même si cette propension n’est pas aussi marquée que chez le brochet par exemple. Les observations in natura de rassemblements de silures montrent très souvent des individus de taille supérieure à 60-80 cm. Les plus petits individus sont bien plus discrets et plus difficiles à observer, en raison probable d’un plus fort risque de prédation. Cachés sous des pierres, ou dans des enrochements, ils ne sortent généralement que la nuit pour se nourrir.
Qui dit opportunisme dit éclectisme alimentaire. Les silures en font parfois les frais : ballons de foot et autres éléments en plastique se retrouvent coincés dans leurs gueules. Les ayant pris pour des proies, ils n’ont pas réussi à les avaler et meurent ainsi étouffés.
Silure sous l'eau (Source : Frédéric Azémar)
Quand l’homme lui facilite la tâche
Dans certaines circonstances, les activités humaines favorisent la prédation des silures sur certaines espèces. C’est le cas dans la Garonne au niveau du barrage hydroélectrique de Golfech (Tarn-et-Garonne)1.
Le saumon atlantique Salmo salar est un très bon nageur, capable de fortes accélérations, une caractéristique qui semble le protéger de la prédation des silures dans les grands milieux ouverts. Dans des milieux artificiels et plus confinés, le risque de prédation augmente. Ainsi, dans la passe à poissons de Golfech, des attaques de silures sur des saumons ont été observées, grâce à une caméra qui filme 24 h/24 le passage des poissons dans le canal que doivent emprunter, après avoir pris l’ascenseur à poissons, tous les poissons qui remontent le cours de la Garonne. Dans ce canal étroit de 2 m de large, les possibilités de fuite sont beaucoup plus faibles, surtout face à un prédateur de taille imposante. Certains silures venus de l’amont ont été observés dans ce canal pour prédater, entre autres, des saumons. Au cours du suivi que nous avons effectué en 2016 pendant 51 jours, avec l’association MIGADO (spécialisée dans l’étude et le suivi des espèces migratrices), 35 % des saumons (14/39) qui ont emprunté ce canal ont été prédatés par des silures. Suite à ces observations, la mise en place d’une grille anti-retour à la sortie du canal a sensiblement réduit cet impact.
Voir le reportage France 3 « Toulouse : des chercheurs toulousains, profileurs du silure »
Voir les silures dans la passe à poisson
Les anguilles Anguilla anguilla, quant à elles, utilisent très peu l’ascenseur à poissons. Pour rejoindre l’amont de la Garonne, elles franchissent le barrage de Golfech grâce à un plan incliné humide et rugueux, équipé de sortes de brosses synthétiques. De là, elles passent dans une petite goulotte pour rejoindre l’amont. Il y a quelques années, un silure s’était posté la gueule ouverte à l’extrémité de la goulotte, prêt à engloutir toutes les anguilles ! A ce moment-là, les anguilles qui rejoignaient la partie amont filaient donc directement dans son estomac… Jamais un comportement aussi singulier n’avait été observé chez les autres prédateurs potentiels de jeunes anguilles, tels que le brochet ou le sandre, pourtant présents depuis des années dans ce site.
Un spécialiste de l’échouage volontaire
Des poissons qui mangent des oiseaux, ce n’est pas très fréquent mais ça existe. Le brochet par exemple est connu pour venir à la surface capturer des jeunes canetons. Des poissons qui sortent volontairement de l’eau pour capturer des oiseaux terrestres, c’est beaucoup plus rare !
Dans des milieux urbains, où les concentrations de pigeons sont souvent très importantes, des adaptations de chasse assez extraordinaires ont été observées chez certains silures. Dans le Tarn à Albi, chaque jour, des dizaines de pigeons2 rejoignent les berges de la rivière pour boire et se baigner. C’est là que se joue une scène surprenante : entre mai et octobre, des silures, d’une taille comprise entre 1 m et 1,5 m, postés juste dans quelques centimètres d’eau, à proximité des oiseaux, semblent patiemment attendre leur repas. Les meilleurs postes sont toutefois très convoités et les silures qui les occupent doivent aussi dépenser beaucoup d’énergie pour repousser leurs congénères plus petits ou de taille équivalente.
Attaque de pigeons par un silure (Source : Camille Musseau)
Certains oiseaux se rapprochent de la rivière. Si l’un deux crée quelques vibrations, en mettant ses pattes dans l’eau, en se baignant, celles-ci déclenchent alors immédiatement une attaque brutale du silure. Sous les yeux stupéfaits des passants, le poisson peut ainsi sortir totalement de l’eau. Un échouage volontaire très risqué mais parfaitement maitrisé. Ainsi, dans le site d’Albi, nous avons observé que 30 % de leurs attaques sont réussies. Un pourcentage de réussite équivalent à ce que l’on retrouve chez les lions, par exemple. En regardant de plus près ce que représentent les pigeons dans le régime alimentaire des silures d’Albi, à l’aide d’analyses chimiques de la composition de leurs nageoires, nous avons constaté que certains d’entre eux s’étaient complètement spécialisés dans la consommation de cette proie quand d’autres ne s’en nourrissaient que de manière plus anecdotique. Chez le silure, le caractère opportuniste de l’espèce n’est donc pas incompatible avec une forte diversité de comportements alimentaires entre individus.
Quant aux plus gros individus, ceux dont la taille dépasse largement 2 m de long et qui pourtant sont bien présents dans ce site, ils ne sont jamais observés sur ces postes de chasse inédite. Certainement trop gros, trop lourds, pour accéder aux zones favorables peu profondes. Le risque de ne pas pouvoir regagner la rivière après une attaque est aussi surement trop élevé pour ces grands silures.
Cette technique d’échouage volontaire mise en place par les silures pour capturer des pigeons a été observée dans plusieurs sites en France, en Italie ou en Espagne. Elle témoigne de la très grande capacité d’adaptation de cette espèce. De telles adaptations sont à l’origine du succès de colonisation du silure dans différents milieux aquatiques à travers une grande partie de l’Europe et de l’Afrique du Nord.
Voir l’attaque des pigeons par les silures
Le festin de minuit
Le silure est une espèce dont l’activité est souvent crépusculaire ou nocturne. Étudier ses comportements en pleine nuit dans les rivières très larges, profondes et souvent troubles où il évolue habituellement, devient vite mission impossible. Cependant, les progrès technologiques des dernières années en matière d’observations subaquatiques et nocturnes rendent possibles ces observations jusqu’alors inabordables.
Chaque printemps, dans la Garonne et ailleurs, des poissons migrateurs venus de l’océan remontent les rivières pour venir se reproduire. C’est le cas du saumon atlantique, de la truite de mer et aussi de la grande alose3. Les grandes aloses Alosa alosa qui sont des poissons de grande taille, d’une cinquantaine de centimètres pour 1,5 kg n’avaient pas, jusqu’à l’arrivée des silures, de véritables prédateurs dans nos rivières. Ce poisson, dont les effectifs ont considérablement diminué ces dernières décennies, possède un mode de reproduction très particulier. Entre avril et juin, selon la température, les débits… des couples d’aloses se forment en pleine nuit et se livrent à un comportement très spécifique. Les couples décrivent des petits cercles très rapides à la surface de l’eau, formant un vortex sonore de quelques secondes, appelé « bull » qui entraîne l’émission des gamètes des deux partenaires.
C’est d’ailleurs en comptant ces « bulls » sonores depuis les berges avec des enregistreurs de sons ou directement à l’oreille, que l’association MIGADO évalue le niveau de reproduction chez l’espèce. Ce comportement nocturne et bruyant en surface est aussi de nature à attirer les silures très sensibles à ce type de stimuli. Depuis plusieurs années, des écoutes de nombreux « bulls » sont soudainement interrompues par un ou plusieurs forts claquements à la surface de l’eau. Des attaques de silures ? Certains l’affirment, d’autres n’y croient pas un instant.
La zone où se reproduisent les aloses semble très calme pendant la journée. Une caméra acoustique, une sorte de sonar perfectionné nous a permis d’observer les poissons sous l’eau très trouble. Les aloses se déplacent par petits bancs et passent souvent à proximité des silures qui ne manifestent aucun mouvement de réaction ni d’attaque. Les choses évoluent rapidement vers 23 h. Les silures font leur apparition à la surface, positionnés quasi immobiles face au courant et chacun distant de quelques mètres. Entre 15 et 20 poissons, d’1,8 m et plus, effectuent chaque soir ce même rituel, hormis lors d’épisodes de crues. Petit à petit, les aloses viennent à leur tour à la surface et des « bulls » apparaissent. La réaction des silures est alors immédiate, les silures les plus proches se dirigent directement vers le bull et attaquent les aloses dans un claquement bruyant. Ce claquement est produit à la fin de l’attaque par l’ouverture brutale de leur gueule et/ou le claquement de leur queue à la surface. En 2019, nous avons utilisé une caméra à forte sensibilité à la lumière pour observer ces comportements non visibles à l’œil nu pendant la nuit. Parmi les 129 bulls que nous avons filmés, 37 % ont été attaqués par les silures. Il est cependant difficile de distinguer les attaques réussies des échecs. Pour compléter ces observations, des pêches ont été organisées dans ce secteur pour capturer des silures pour analyser leurs contenus stomacaux et identifier la présence d’aloses. 88,5 % des proies identifiées dans les estomacs des 251 silures, de grande taille (> 1,3 m) donc susceptibles de prédater des grandes aloses, étaient des aloses. Ces comportements de prédation très spectaculaires sont tout de même préoccupants pour la conservation des populations d’aloses déjà fortement fragilisées par la présence de barrages, la surpêche ou la pollution.
Voir le reportage France 3 « Le silure, un poisson prédateur, met en danger la survie de certaines espèces dans les rivières »
Les cueilleurs de mollusques4
Parmi les très nombreuses espèces introduites en eau douce, une espèce de moules asiatiques, la corbicule Corbicula fluminea, s’est fortement répandue dans les cours d’eau. Ce mollusque bivalve peut atteindre des densités extrêmement fortes, jusqu’à plusieurs centaines voire milliers d’individus par mètre carré. Comme d’autres espèces de bivalves, elles subissent régulièrement des mortalités massives. Ces épisodes sont généralement observés pendant des périodes de canicule, durant lesquelles les températures sont élevées et les taux d’oxygénation de l’eau très bas. Quand ces corbicules meurent, leurs valves s’ouvrent, laissant remonter à la surface de l’eau le corps du mollusque blanchâtre et mou, de la taille d’une bille. Des densités importantes de corbicules mortes flottent ainsi à la surface de la rivière pendant quelques jours. En juin 2019, nous avons observé près de 100 silures, d’une taille comprise entre 50 cm et plus de 2 m de long, concentrés dans une portion du Tarn de 200 m de long. Ce secteur de rivière est formé de zones de sable et de graviers où les corbicules sont particulièrement abondantes. En pleine journée, pendant 3 jours, nous avons observé tous ces silures occupés à détecter les corbicules mortes à l’aide des deux barbillons mobiles de leur mâchoire supérieure pour les gober doucement. Un comportement alimentaire assez surprenant chez un prédateur plutôt benthique et nocturne, et qui démontre une fois de plus la très forte capacité d’adaptation de l’espèce à de nouvelles ressources.
Conclusion
Le silure passionne, divise, interroge. En moyenne, 150 articles de presse, nationale ou locale (sans compter la presse spécialisée), lui sont consacrés chaque année depuis 15 ans. Pour une seule et même espèce, c’est beaucoup !
Et nous alors, ne risque-t-on pas de se faire attaquer ? Voici la question que pose souvent le grand public, au-delà des questions sur son régime alimentaire, ses mœurs, ou sa taille. Le grand public le compare très souvent aux requins. Cette comparaison n’est pas tout à fait correcte. Les silures possèdent de très nombreuses et très petites dents qui forment une râpe qui leur sert à maintenir leur proie quand ils ne l’ont pas avalée directement. Ils ne peuvent ni fragmenter leur proie comme les requins, ni la mâcher comme les mammifères. Ils risquent de mourir étouffés s’ils s’attaquent à une proie trop volumineuse. D’ailleurs les chiffres sont très clairs. À ce jour et malgré des siècles de coexistence, aucune attaque mortelle de silure n’a été recensée sur l’homme. Les morsures bénignes se comptent sur les doigts de la main et sont souvent le fait de mâles, accidentellement dérangés alors qu’ils défendent le nid rudimentaire dans lequel la femelle a déposé ses œufs.
Si les connaissances ont bien progressé ces dernières années, bien des interrogations demeurent à propos de sa longévité, de sa capacité à communiquer entre individus, de l’importance de son impact sur les espèces migratrices… le silure devrait faire parler de lui pendant encore quelques temps !
Notes
1 Boulêtreau S., Gaillagot A., Carry L., Tétard S., De Oliveira E. & Santoul F. (2018). Adult Atlantic salmon have a new predator. PLos One 13(4): e0196046 .
2 Cucherousset J., Boulêtreau S., Azémar F., Compin A., Guillaume M. & Santoul F. (2012). “Freshwater Killer Whales”: beaching behavior of an alien fish to hunt land birds. Plos One 7 (12): e50840.
3 Boulêtreau S., Fauvel T., Laventure M., Delacour R., Bouyssonnié W. Azémar F. & Santoul F. (2020). « The Giants’feast »: predation of the large European catfish on spawninig allis shads. Aquatic Ecology Doi.org/10.1007/s10452-020-09811-8
4 Conéjéro J-C., Vallée C. & Santoul F. (2020). The European catfish loves Asian clam soup. Cybium 44 (3).
Article rédigé par Frédéric Santoul et Stéphanie Boulêtreau, respectivement enseignant chercheur et ingénieur de recherche à l’Université Toulouse III
Mis en ligne le 1er mars 2021