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Biodiversité

Nuisible, qui es-tu ?

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Nuisible, qui es-tu ?
Suivant l'exemple de la Corse et de Paris, le département de la Savoie a retiré en 2015 le renard de la liste des espèces « nuisibles ». Mais que signifie ce terme ? Quel sens lui donnent les acteurs de la nature ? L'Homme a toujours cherché à gérer autant que possible les populations animales qui peuvent entrer en conflit avec certaines de ses activités, ou avec d'autres populations animales mieux considérées. Selon quels arguments ? Avec quels résultats ? Ces questions agitent notamment le monde scientifique.

Le renard, un « nuisible » ?

Il y a tout juste un an, une consultation publique a agité le monde des acteurs de la nature. Il s'agissait de fixer la liste, les périodes et les modalités de destruction des espèces d’animaux classées « nuisibles » du 1er juillet 2015 au 30 juin 2018. Parmi les animaux cités, une espèce a centralisé l'attention : le Renard roux (Vulpes vulpes). Classé depuis longtemps dans cette catégorie des « nuisibles », il était question de l'en sortir... et donc d'encadrer davantage sa destruction (qui concerne environ 800 000 individus par an). C'est désormais le cas en Corse, en Savoie et à Paris.
L'animal centralise parfaitement les crispations entre deux mondes qui s'opposent régulièrement, une population plutôt urbaine et progressiste, éloignée des réalités de terrain, et une population plutôt rurale et conservatrice, subissant les « méfaits » de la nature. Chacun avance ses arguments : « prédateur indispensable » contre « destructeur nuisible aux activités humaines ». Quel poids accorder aux différents discours, anciens ou récents ? Comment, sinon trancher, au moins essayer d'y voir plus clair ? Restons factuels, en se basant autant que possible sur des études neutres et sérieuses.

 

Le renard fascine, c'est une évidence. Personnage futé de la littérature populaire, il possède de plus une grâce indéniable, facteur important dans une société qui juge parfois les espèces en tenant compte de leur « beauté » [1]. Mais au niveau alimentaire, il est opportuniste : cette particularité, reliée à sa qualification d'intelligent, devient vite un défaut quand il vient se servir chez les éleveurs (lapins, poules). De plus, il est clairement avéré qu'il tue dans ce cas souvent plus de proies qu'il ne consomme. Destructeur sanguinaire, le renard ? Intéressons-nous à ce comportement : comme d'autres prédateurs, sa meilleure arme est la discrétion. Et lorsque qu'au sein d'un élevage, un mouvement de panique, lié à son intrusion, créé un raffut monumental, il fait taire tout le monde en versant le sang. Il serait déboussolé par le comportement de non-fuite des proies. Cruauté d'une stratégie également attribuée aux mustélidés (fouine, belette). Mais bonne nouvelle : aucun prédateur n'a jamais fait aucun dégât dans un enclos bien protégé. Les Maasaï d'Afrique de l'Est élèvent du bétail sur la terre des lions, ils rentrent leur troupeau tous les soirs dans un enclos aux parois de branches épineuses, dont ils vérifient constamment l'étanchéité. En tant que nomades, ils ont gardé cette idée que l'Homme s'installe au milieu d'une nature qui était là bien avant eux, et le sera sûrement après. Vivre avec, et non pas contre. Cette pensée, peu présente chez nous, est assez révélatrice du rapport de notre société avec le monde sauvage [2]. Et pour revenir au renard, il semblerait qu'une clôture électrifiée suffise à mettre fin aux ardeurs de goupil à visiter cette cantine placée sous son nez.

De fait, l'impact économique sur l'élevage semble suffisamment faible pour ne pas être significatif (trop peu de cas sont signalés). De nos jours, il est assez facile de protéger son élevage.
    D'autres acteurs opposés au déclassement de la liste des nuisibles mettent en avant l'impact sur le petit gibier. Oui, le renard croque volontiers parmi les 20 millions de faisans, lièvres et perdrix d'élevage relâchés annuellement par les chasseurs, les privant d'un tir sur des individus qui ne fuient pas. Concurrence gênante pour ce loisir qu'est la chasse... qui se transforme vite en problème économique (puisque l'élevage et le lâcher de gibier ont un coût). L'argent, le nerf de la guerre ? Un chiffre revient souvent : chaque renard se nourrit de 3000 à 8000 rongeurs par an, sa proie de prédilection étant le campagnol. Or ce dernier est responsable, selon les études, de jusqu'à 40 % de perte dans les récoltes agricoles [3]. Ainsi, chaque renard ferait économiser 2400 € par an à l'agriculture [4]. Cet argument a donné lieu à une confrontation savoureuse et inédite dans le monde rural, opposant l'argument « auxiliaire de l'agriculture » à celui de « destructeur de gibier », chez des protagonistes souvent à la fois agriculteurs et chasseurs...

 

Pourquoi chasser le renard

 

Et la santé publique ? En voilà un argument de poids ! Depuis que la rage a disparu du territoire français en 2011, les partisans d'une destruction du renard évoquent une autre maladie mortelle, l’échinococcose  alvéolaire. Or, il a été démontré que les principaux vecteurs pour l'Homme étaient surtout les chiens [5]. Qui oserait les classer parmi les « nuisibles » ? De plus, une expérience à grande échelle, menée autour de la ville de Nancy, a montré que la zone dans laquelle a été pratiquée une destruction maximale des renards a vu la prévalence de cette maladie augmenter par rapport à la zone témoin, sans régulation [6]. Effet surprenant pour le néophyte : le renard est porteur de cette maladie, mais plus on le tue, plus il y a de cas. De plus, parfois charognard, il participe à l’élimination des animaux malades et des cadavres, limitant ainsi les épidémies. « L'argument sanitaire ne peut être avancé » explique Jean-Marie Gourreau, vétérinaire et membre du Comité National de la Protection de la Nature.
Il semblerait bien que seuls les chasseurs restent convaincus de la nécessité de destruction des renards. Le monde de la chasse souffre actuellement d'une désaffection de ses pratiquants : une diminution de moitié depuis 40 ans, avec une perte régulière estimée à 2 ou 3 % par an. D'où la légitime inquiétude d'une moindre efficacité de leur rôle de régulateurs de population. L'extermination des grands prédateurs les décennies passées justifie que l'Homme prenne à sa charge le contrôle des effectifs de certaines populations (plans de chasse sur les grands ongulés). Il est courant que les chasseurs revendiquent le titre de « protecteurs de la nature ». Or,  malheureusement une bonne connaissance des territoires et des espèces qui les fréquentent ne rime pas toujours avec une bonne connaissance des écosystèmes, sous la bienveillance d'un regard scientifique. Le renard est lui aussi un prédateur. Alors, la question de la pertinence de sa régulation se pose, surtout compte-tenu du poids de l'intérêt loisir de sa chasse. « Il présente un intérêt cynégétique qui touche à plusieurs modes de chasse », expliquent Hugues Girard et Denis Barret, techniciens à la fédération de chasse de Haute-Loire. Tir de jour et de nuit, vénerie, piégeage, déterrage... autant de moyens de diversifier le loisir prôné par les chasseurs.

Image : Schéma de transmission de l'echinococcose alvéolaire. Source ERZ

 

Le point de vue scientifique

    Force est de constater que le problème est complexe. Le renard est nuisible  pour qui le décide, c'est une affaire d'opinion. Dans ce cas, il est toujours bon de se référer aux scientifiques, qui, face à une problématique, établissent un protocole rigoureux pour tenter d'apporter une réponse précise, sans biais lié à l'homme. Et dans le monde scientifique, le mot nuisible n'a aucun sens. « Scientifiquement, “nuisible” cela ne veut rien dire. C'est simplement une définition administrative qui autorise la destruction de l'animal. Le renard est un animal utile qui se nourrit de campagnols qui abîment les cultures », déplore Denis-Richard Blackbourn, docteur en éco-éthologie et éthno-zoologie à l'université Paris-V, rattaché au Muséum national d'histoire naturelle. Chaque être vivant a sa place dans un écosystème, la vie ayant mis des milliards d'années à créer un équilibre des choses que seul l'homme peut perturber en tant que facteur biotique. Oui, la population de renards semble en augmentation. L'Homme assiste impuissant aux conséquences de l'éradication de ses prédateurs naturels, le loup et le lynx. Et malgré des décennies de traque pour la fourrure, les dégâts aux élevages, la santé publique, la concurrence aux chasseurs, etc., l'extraordinaire adaptabilité de Vulpes vulpes fait que les populations se portent bien. Cela dit, les chiffres sont issus du nombre d'individus abattus par les chasseurs et piégeurs, et sont donc susceptibles d'être biaisés par l'effort de régulation. Le renard peut-il être en sur-effectif ? Les scientifiques répondent assurément qu'un prédateur ne peut pas pulluler, car il est limité par la quantité de ses proies, qui n'est jamais infinie. C'est la relation prédateur-proie, une des lois de base des équilibres naturels [7]. Réguler le renard, cela semble scientifiquement vain, et économiquement aberrant. Un rapport du Conseil Scientifique Régional du Patrimoine Naturel de la région Lorraine préconise d'ailleurs d'interdire sa destruction... et donc de le classer en espèce protégée [8].


Qu'en est-il de la législation ?

L'Homme aime attribuer des qualificatifs, des classements aux espèces. Protégée, chassable, nuisible, envahissante, invasive, domestique... La situation n'est pas simple. Le monde de la chasse classe souvent les espèces sauvages en deux uniques catégories, « nuisibles » et « gibier », dont certaines sont protégées (avec l'espoir qu'un jour les effectifs soient suffisamment redevenus stables pour pouvoir les chasser à nouveau). Pour éclaircir ces termes, il paraît pertinent de contextualiser, et séparer l'aspect juridique et l'aspect écologique. Les statuts juridiques des espèces découlent de l’inscription ou non sur des listes énumératives, à caractère modifiable.
Concernant les espèces protégées, aux fins de maintenir ou de restaurer leur état de conservation, un grand nombre d’espèces de la faune sauvage présentes sur le territoire national bénéficie d’un régime de protection stricte en application de l’article L. 411-1 du code de l’environnement. Cette disposition législative permet d’interdire certaines activités telles la mutilation, la destruction, la capture, la perturbation intentionnelle, la détention, la vente des spécimens... La liste des espèces protégées est fixée par arrêtés ministériels, après avis du Conseil national de la protection de la nature. Ces arrêtés précisent les activités interdites pour chacune des espèces concernées ainsi que les parties du territoire où s’appliquent les interdictions [9].
Le terme de « nuisible » correspond également à un dispositif juridique dans le Code de l’environnement (article R427-6). Cette législation a été réformée en profondeur par le décret du 23 mars 2012 (Décret n°2012-402) qui fixe désormais trois modalités pour classer "nuisible" une espèce:
1er cas : Certaines espèces peuvent être classées « nuisibles » par le Ministre, annuellement, sur l'ensemble du territoire métropolitain. Il s’agit d’espèces considérées comme "invasives", c'est à dire exotiques, envahissantes et ayant un impact sur la nature locale. Ce terme à donc un sens écologique. Le Ragondin (Myocastor coypus) et la Bernache du Canada (Branta canadensis) appartiennent à cette liste des invasives destructibles par tir.
2ème cas : D’autres espèces peuvent être classées « nuisibles » par le Ministre, département par département, pour une période de 3 ans, sur proposition du Préfet et après avis d'une formation spécialisée de la Commission Départementale de Chasse et de Faune Sauvage (CDCFS).
3ème cas : Certaines espèces continuent à pouvoir être classées « nuisibles » annuellement, par le Préfet (donc localement), après avis de la CDCFS en formation plénière. Il s’agit du Lapin de garenne (Oryctolagus cuniculus), du Pigeon ramier (Columba palumbus) et du Sanglier (Sus scrofa).
 Voici les raisons pour lesquelles ces espèces peuvent être classées « nuisibles »:
« Le ministre inscrit les espèces d’animaux sur chacune de ces trois listes pour l’un au moins des motifs suivants :

- Dans l’intérêt de la santé et de la sécurité publiques ;
- Pour assurer la protection de la flore et de la faune ;
- Pour prévenir des dommages importants aux activités agricoles, forestières et aquacoles ;
- Pour prévenir les dommages importants à d’autres formes de propriété. »  [10].
La conséquence pour les espèces qui seront classées « nuisibles » est qu’elles pourront être détruites tout au long de l’année par divers procédés et selon diverses modalités.
De fait, on comprend mieux le débat sur le classement du renard. Ses défenseurs estiment qu'il ne correspond à aucun des motifs énumérés précédemment. Ainsi, certaines associations de protection de la nature portent souvent plainte contre les classements établis, injustifiés selon elles, et obtiennent régulièrement gain de cause (voir [11] par exemple).
Enfin, de manière bien plus surprenante, un service de l'état est allé il y a quelques années dans ce sens. La Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (DREAL) Haute Normandie a présenté en 2010 à la CDCFS de l’Eure une note sur l'intérêt économique des mustélidés [3]. Nous pouvons en retenir que la santé et la sécurité publique ne sont pas menacées par les mustélidés, que les dommages importants aux activités agricoles, forestières et aquacoles ne sont pas prouvés, mais qu'au contraire les bénéfices apportés par la présence de ces espèces sont bien supérieurs aux dégâts qui leur sont soi-disant attribués. Le classement de ces espèces en « animaux nuisibles » serait donc contraire aux textes de Loi. Et pour donner le chiffre, dans le département de l’Eure, le fait de piéger les mustélidés coûterait 105 000 Euros à l’agriculture du fait de la protection indirecte des «ravageurs» des cultures.

Campagne de protection du renard par l'ASPAS, Association pour la Protection des Animaux Sauvages


 
Alors, que penser du terme « nuisible » ?

Il est, au final, très intéressant de constater que ce terme révèle une notion très anthropocentrée, une façon parmi d’autres, très occidentale, de considérer le rapport des humains à  la  nature.  La   valeur   des   entités   non-humaines   (espèces, écosystèmes) n’est estimée qu’à la mesure de leur utilité pour les êtres humains. C'est une notion qui est de plus contextuelle. De fait, une certaine modernité impose une vision écosytémique, avec laquelle le mot « nuisible » est incompatible [12]. D'ailleurs, le projet de loi sur la biodiversité, qui vient d'être définitivement adopté en juillet 2016, a suivi les recommandations du Conseil Scientifique du Patrimoine Naturel et de la Biodiversité (CSPNB), remplaçant le terme « nuisible » par « espèce  susceptible  d’occasionner  des  dégâts » dans le code de l'environnement [13].

 

Et les invasives ?

Il faut cependant garder en tête que certaines espèces ont un impact global clairement négatif. Il s'agit des espèces invasives, récemment portées médiatiquement par le chef de file « Frelon asiatique ». Elle sont définies comme des espèces introduites par l'Homme en dehors de leur aire de répartition naturelle (volontairement ou accidentellement), dont la propagation menace la biodiversité et peut avoir des impacts négatifs sur l'économie et/ou la santé humaine. A l'échelle de l'Europe continentale, le coût économique des espèces invasives est évalué à plus de 12 milliards d'euros par an, ce chiffre étant sans doute une sous-estimation de la réalité [14].
Le Muséum de Toulouse propose en ce moment une exposition sur les Nouveaux Animaux de Compagnie, les NAC. La relation de l'Homme aux espèces animales est au cœur de cette présentation, avec notamment une mise en garde sur les espèces « à la mode » pouvant devenir invasives (la Tortue de Floride par exemple, dans les années 80). Et comment ne pas finir sans évoquer Rattus norvegicus, le surmulot, accompagnateur mondial de l'Homme, qui selon les regards est tantôt un indispensable éboueur, tantôt un dangereux nuisible, ou encore un adorable et intelligent compagnon domestique… Mais ce qui est cocasse, c'est que tout est vrai.

 

Image : Frelon asiatique. Collection du Muséum d'Histoire naturelle de Toulouse. Photo Didier Descouens

1. http://faune-jura.com/reportage_renard.html

2. https://mu-preprod.cutm.nfrance.com/-/la-nature-en-ville-exemple-du-sentier-oublie

3. http://bdm.typepad.com/files/nuisibles-note_dreal.pdf

4. Le renard roux, D.R. Blackbourn, Eveil Nature.

5. Kern P. et al. « Risk Factors for Alveolar Echinoccocosis in Humans » Emerg Infect Dis. 2004;10(12):2088-93.

6. http://www.ententeragezoonoses.com/NoteSynthese/NS12/NS12.pdf

7. Jiang L, Joshi H, Patel SN., Predation alters relationships between biodiversity and temporal stability ; Am Nat. 2009 Mar;173(3):389-99.

8. http://www.lorraine.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/2015-134_Avis_Bromadiolone_cle156c5e.pdf

9. http://www.developpement-durable.gouv.fr/Les-generalites-en-matiere-de.html

10. http://www.consultations-publiques.developpement-durable.gouv.fr/projet-d-arrete-pris-pour-l-application-de-l-a1023.html

11. http://www.aspas-nature.org/actions-juridiques-de-l-aspas/resultats-actualites/actions-2015/

12. http://www.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/CSPNB_avis_Utile_ou_nuisible.pdf

13. http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0494.asp

14. http://www.lemonde.fr/sciences/article/2014/03/17/dediaboliser-les-especes-invasives-sans-minimiser-les-impacts-et-les-enjeux_4384508_1650684.html

 

En savoir plus sur le renard :

Denis-Richard Blackbourn, mentionné plus haut, est un spécialiste de cette espèce. Auteur de plusieurs ouvrages, son point de vue est assez bien résumé dans ce commentaire laissé à l'occasion d'une consultation publique, sauvegardé sur quelques pages web associatives (http://www.buvettedesalpages.be/2014/12/denidenis-richard-blackbourn-au-secours-du-renard-roux.html).

 


Article rédigé par Patrice Lucchetta, Médiateur scientifique aux Jardins du Muséum à Borderouge et illustré par Annabel Saint-Paul, webmaster. Mis en ligne le 16 septembre 2016 dans la rubrique Parlons Sciences, du site web du Muséum de Toulouse.